Enveloppée sous ma cape, qui me procurait le peu de chaleur qu'il manquait à l'extérieur, j'avançais dans la nuit noire, méfiante, épiant du coin de l’œil les alentours. Tous les volets demeuraient fermés, les occupants soit profondément endormis, soit recroquevillés dans un coin de leur maisonnée, attendant que tout cela finisse. Malgré le calme apparent qui berçait Oak Town, je sentais la présence dans l'ombre des bêtes qui se terraient, certaines prêtes à attaquer le premier venu. Sous mes pieds, les pavés se mirent à trembler, alors qu'une maison s'effondra sans qu'on ait pu prévenir la chose. Des cris retentirent, provenant de l'intérieur, étouffés dans un râle inhumain. Me précipitant sur les restes de la maison, certains dresseurs étaient déjà sur place, avec des gardes ; ils fouillaient les décombres, cherchant s'il y avait encore quelqu'un à sauver. Leur offrant mon aide, les pierres murales se soulevèrent pour encombrer la rue, dévoilant un spectacle qui me donna envie de vomir. Le père était empalé par une poutre, la mère, elle, n'était pas reconnaissable, baignant dans une mare de sang, la chair en bouillie, alors que leur fillette de huit ans environ nous fixait de ses yeux inertes, raide morte, la nuque presque décapitée, les intestins à découvert. Mon bras droit souleva ma cape, venant poser mon poignet sur ma main, me retournant. Mes yeux perlaient, alors que mes tripes voulaient cracher le repas du soir. C'était inconcevable. En plein Oak Town. Il fallait que cela cesse.
«
Bordel mais bougez-vous ! Occupez-vous en, vous ne pouvez pas les laisser là comme ça ! »
C'était d'autant plus affreux que personne ne bougeait, personne ne faisait ce qu'il y avait à faire : sortir les corps ou ce qu'il en restait, d'ici, pour qu'ils rejoignent les autres. Le total des victimes montait actuellement à onze, si on en ajoutait ces trois de plus.
Et la bête qui venait de faire cela était encore en liberté. A quoi pensaient-ils ? Avaient-ils vraiment la conviction qu'une chose pareille ne pouvait pas arriver lorsqu'ils avaient décidé de mettre en place ce cirque, qui faisait actuellement la tournée des villes de Fiore ? Que retenir des bêtes dangereuses serait sans aucun incident ? « Nous les contenions. Quelqu'un leur a ouvert, nous n'y sommes pour rien. », qu'ils disaient. Mais bien sûr. Un événement comme celui-ci aurait dû être envisagé, aurait dû être prévenu, et par leur faute, c'étaient les civils qui en pâtissaient. J'espérais bien que les bêtes feraient d'eux leur petit-déjeuner au petit matin, qui ne tarderait sûrement pas à se lever. Nous les traquions déjà depuis le début de soirée, mais chaque fois, elles esquivaient, elles fuyaient en laissant derrière elles des blessés, ou des morts. Les gardes, qui ne savaient pas s'y prendre et qui se contentaient d'abord de foncer dans le tas sans jauger la situation, fuyaient dès qu'ils se rendaient compte de leurs erreurs, me laissant face à des monstres apeurés, en colère, et qui devenaient de plus en plus féroces alors que notre traque ne donnaient pas naissance à de réels résultats. Ces mêmes gardes qui n'écoutaient rien de ce qu'on pouvait leur dire, trop fiers, trop «
nous sommes la nouvelle sécurité de Fiore » pour certains, alors que les autres se contentaient de ne pas savoir qui écouter, à qui se fier. Ces mêmes gardes qui ne s'en tenaient pas au plan décidé par les dresseurs habitués à ces monstres, et moi-même ; et qui faisaient foirer la plupart de nos tentatives. S'ils continuaient, ils seraient rayés des prochaines attaques et s'ils forçaient les choses, ils pourraient en avoir peur pour leur tête. Mais non, ces messieurs chuchotaient un nouveau plan, encore en contradiction avec les miens, méfiant de cette mage «
qui se cachait sous une cape ».
«
Maintenant, bande de petits merdeux, vous allez m'écouter, ou vous serez les prochains à finir en bouillis, vos testicules dans votre bouche, à les mâcher comme un chewing-gum. »
Je les avais fait s'agenouiller tous devant moi, prenant contrôle de leurs vêtements, le regard noir s'incrustant dans les leurs, apeurés.
«
Oui, vous feriez mieux d'avoir peur de moi si vous continuez avec vos conneries. Ces trois victimes de plus vont rejoindre les autres par votre faute. »
Les envoyant valser en arrière, ils tombèrent sur le dos, et, faisant volte-face, un signe de l'index invita les dresseurs des bêtes que l'on traquait, à me suivre.
«
La chasse n'est pas finie, messieurs. Compte rendu de la situation s'il-vous-plaît ? »
Les trois hommes, à ma suite, débitèrent alors chacun leur tour, ce qui s'était passé ces dernières minutes. Nous n'arrêtions pas, nous ne nous reposions pas, et pourtant, pas un signe de fatigue sur mes traits, juste un énervement croissant.
«
… repéré celle qui a fait ça ... s'est faufilée dans les égouts pour ... »
Enfin quelque chose qui avait le mérite d'être intéressant. Sans les écouter plus, je m'approchai de la plaque d'égouts suivante, à grand pas, pour la soulever. L'eau y ruisselait lentement, montrant le peu d'activité actuelle de la ville.
«
Faites en sorte d'ouvrir les vannes et d'apporter plus d'eau au conduit principal. Postez un garde à chaque bouche d'égouts. Elles doivent rester closes. »
Il se regardèrent tour à tour, acquiesçant gravement. Deux d'entre eux se précipitèrent vers les gardes, leur faisant part de mes ordres. Lorsque l'eau se déverserait, je le verrais ; il ne restait plus qu'à attendre, et lorsque la bête serait prise au piège dans les conduits, ici serait sa seule sortie. Si seulement les gardes écoutaient ce que je demandais. Ce pourrait être
une de moins.
Celles qui ne représentaient aucun danger avaient été attrapées avec une facilité déconcertante. Les plus petites avaient juste montré leur mécontentement par des cris aigus, et gesticulé dans tous les sens, voire fait preuve d'un peu de magie, congelant des doigts, rendant sourds pour quelques instants, hypnotisant celui qui leur avait fait face pour s'enfuir. Pas quelque chose de grave en soit.
Celle que l'on traquait actuellement était un « chat à deux queues, très bonne vision nocturne, émet des ultra-sons capables de tuer un homme et malgré sa petite taille, de créer des dégâts matériels très importants ». Ces dégâts, on avait pu les voir juste avant. Et le chat se pavanait dans les égouts.
Le filet d'eau commença alors à s'épaissir sous nos pieds. Ils ouvraient les vannes.
«
Tout le monde est à son poste, madame. S'il-vous-plaît, ne lui faites pas de mal. »
«
Ça ne dépend pas de moi, mais d'elle. La cage est prête ? »
Il acquiesça, la désignant vaguement d'un signe de tête. Loki et Freÿa, à mes côtés, étaient calmes, fixant l'eau qui se mit à disparaître. La contrôlant, je la faisais se déverser dans chaque recoin de tuyauterie de la ville, me concentrant, obligée d'exécuter cela à grande échelle en restant sur la même position, tout en surveillant que le chat ne se pointe pas dans un moment d'inattention. L'eau fouettait les conduits, ravageuse. Les loups, alors couchés, se relevèrent, les poils hérissés, la queue portée haute ; babines relevées, ils grognaient de plus en plus intensément. Un large sourire apparût sur mon visage alors que je leur chuchotais mes félicitations. Le félin arrivait droit sur nous. La bouche d'égout juste avant la nôtre tentait de se soulever, le garde sauta à pieds joints dessus, sans grand succès, et l'objet de notre traque en sortit, ses yeux en amande fixés sur nous. Les deux loups fusèrent alors en sa direction, malgré ma tentative pour les retenir, ils se jetèrent sur notre proie. Mais le chat fut plus rusé, il tenta une attaque sur l'un. Freÿa l'esquiva, alors que Loki se jeta dessus, et le matou lui envoya une attaque de plein fouet … Bien heureusement, c'était sans compter la plaque d'égout qui vînt heurter l'attaque, la stoppant, puis le chat, qui fouettait de ses deux queues. Il voulut s'enfuir, Freÿa lui chopa la base des queues, et Loki lui sauta à la gorge, secouant la tête dans tous les sens. Du sang tâchait ses babines, maculant les poils de sa jugulaire. Formulant un « stop », les deux loups revinrent vers moi, déposant le chat, encore vivant, qu'on pouvait ramasser à la petite cuillère, à mes pieds. Le regardant quelques instants, je compris qu'il n'allait pas survivre, alors, autant apaiser ses souffrances : sa cervelle compressée explosa, le sang coulant d'abord des orifices, yeux, oreilles, pour finir par entacher les murs, et mes bottes.
«
Il n'allait pas survivre. »
Une phrase simple pour une action sans possible retour en arrière. Mon regard dévia sur les gardes qui s'étaient attroupés, et qui semblaient fiers du fait que nous en ayons enfin eu un.
«
Vous n'avez pas à vous réjouir. Même mes loups sont plus compétents que vous pour chopper un matou. »
Leur lançai-je, ce qui les arrêta. M'excusant auprès des dresseurs d'avoir été obligée d'en arriver là, ils regardèrent le sol, comprenant que de toute façon, si cela devait être nécessaire, c'était la chose à faire.
Je comprenais leur angoisse, même si ces bêtes, ces monstres, ces animaux au final ? Faisaient actuellement du mal autour d'eux, ils ne les connaissaient pas ainsi. Ils représentaient sûrement quelque chose de similaire pour eux que le lien existant entre mes loups et moi.
«
Faites votre travail. »
Hochant la tête aux dresseurs, je me retournai : au suivant.
***
Le buste penché vers l'avant, je maugréais quelques insultes inaudibles, les dents serrées.
«
Maudit singe ! »
Finis-je par dire tout haut, alors que les dresseurs et gardes s'écartaient sur mon passage. Me redressant, j'avançai droit, pour me tenir en face du chimpanzé qui jouait avec mes nerfs. La bestiole était plutôt moyenne de taille, et s'amusait bien à nous faire tourner en bourrique, utilisant sa queue étirable pour nous renverser, criant comme si elle riait aux éclats. Certains gardes se moquaient dans mon dos du fait que je ne puisse pas attraper cette misère d'animal, et que mes attaques ne l'atteignaient pas, de par son adresse, mais un seul regard suffit pour les remettre à leur place. Regardant autour d'eux, l'un s'exclama alors :
«
Voilà les bananes !! »
Un sourire content s'afficha sur ma figure alors qu'on me remettait le paquet de bananes, réquisitionnées dans les différentes maisons alentour. Nous en avions besoin, donc nous avions fait appel à la population, les réveillant au beau milieu de la nuit, nous rendant compte que certains n'ouvraient pas par peur, ne dormant pas par peur. Malheureusement, cette maudite chose avait mangé toutes celles qu'on lui avait apportées pour lui tendre un piège, sauf tomber dans ce-dit piège. Catastrophique. Nous nous faisions mener en bateau par un singe. Je décidais donc que cette fois-ci, pas de piège, s'il voulait sa banane, il allait devoir venir la chercher. Mais il ne semblait pas être content du deal. Alors que je lui tendais le fruit, lui tendit sa queue, qui s'allongea, jusqu'à presque touché la banane. Ma main vint fendre l'air pour écarter sa queue. Il tenta de nouveau, une fois, deux fois, trois fois, jusqu'à ce que cela ne le fasse plus rire.
«
Attention …. s'il s'énerve ... »
C'était peu dire. Le dresseur n'avait pas fini de s'exprimer que le petit singe se mit à trembler, ronflant de colère, comme un gosse qui fait un caprice et se roule par terre, pour gonfler, gonfler, gonfler .. et finir par dépasser en taille la plupart des maisons de cette ville.
«
Je hais ce singe. »
Les yeux vers lui, il venait de stopper sa croissance. Il n'avait pas que grandi, il s'était étoffé, les poils ébouriffés. Son regard noir était tourné dans ma direction. Les hommes, derrière moi, coururent se cacher, alors que je demeurais seule face aux monstres.
«
Bande de lâches. »
Ce fut ma seule parole, avant que mon sourire s'agrandisse pour prendre la plus grande place sur mon visage. Le singe frappa du poing sur le sol, le fissurant jusqu'à mes pieds, puis, par pur colère, son poing balaya la droite, rencontrant une maison, au coin de la rue. Instinctivement, ma magie s'activa, prenant contrôle de la pierre présente dans ce mur, pour qu'elle endure à elle-seule le choc, et que la maisonnée reste debout, et compte sur ses trois autres surfaces murales. Ainsi, ses habitants seraient saufs. La pierre, sous la force du choc, s'était émiettée. Le singe retira son poing, l'envoyant sur moi. Prenant contrôle de mes vêtements, je me soulevai dans les airs pour esquiver de justesse. Un gros bloc de mur attaqua alors le bipède par le bas, lui frappant le menton, mais cela n'eût pas l'effet escompté.
«
Si vous voulez qu'il reprenne sa forme normale, vous devez le mettre K.O ou l'apaiser ! »
Un dresseur avait crié l'information, s'attirant les foudres du géant, qui prit la pierre qui l'avait frappé entre ses mains pour la jeter sur l'homme. Des étoiles brillaient dans ses yeux. L'apaiser allait être compliqué, donc autant le mettre K.O. La pierre se figea dans les airs, d'abord freinée puis totalement stoppée, alors qu'elle allait tuer l'homme qui avait osé s'immiscer dans notre combat. M'élevant bien au dessus du géant, histoire qu'il ne puisse pas m'atteindre de ses poings, la matière minérale me suivit, prenant bien plus d'altitude, prenant même l'altitude maximale à laquelle je pouvais espérer la porter. Le singe, grand mais un peu bête, avait levé la tête. Je devais ressembler à un cure-dent face à lui. La pierre arriva alors là où je ne pouvais plus l'emmener. Changeant de trajectoire, elle entama alors sa descente, poussée vers le bas pour accélérer la vitesse et la force du choc à venir.
Pendant quelques secondes, le singe ne bougea plus, la pierre trônant, immobile, sur le dessus de son crâne. Alors qu'une bosse commençait à apparaître, la pierre dégringola, roulant comme une bille dans la rue, et le singe s'effondra, reprenant dans le même temps sa forme normale. C'est à ce moment là que je me rendis compte qu'il avait fait une victime, la douzième. Un vieil homme, dont le lit était non loin du mur qui avait implosé, demeurait inerte parmi les décombres, la moitié du crâne écrabouillé sur lui-même. Dans la maison, une traînée de sang indiquait que l'impact avait envoyé des bouts de cervelle par-ci par-là. Baissant les yeux, mes pieds se posèrent de nouveau au sol.
Le dresseur qui avait osé crié l'information amena alors la cage qui allait contenir le corps assommé.
Une fumée attira notre attention, ou plutôt, un épais brouillard qui s'accrochait au sol et qui se dégageait de la rue suivante. Fronçant les sourcils et plissant les yeux, je tentais de distinguer ce que ça pouvait être de là où j'étais.
«
Ça, c'est Coriador. »
Fit un dresseur, s'arrêtant à ma hauteur, croisant les bras sur la poitrine. Ce nom me disait quelque chose, me rappelait un souvenir, mais je n'arrivais pas à mettre le doigt dessus.
«
C'est le dernier, après, plus aucun monstre ne se baladera dans la ville, cette histoire sera terminée. »
«
Oh, croyez-moi, cette histoire est loin d'être terminée. »
Sur ce ton de revanche, je n'accordai pas même un regard méprisable à l'homme, car même cela, il ne le méritait pas. D'où se permettaient-ils de mettre ces êtres en cage, de leur ôter leur liberté, et, même s'ils n'étaient pas les têtes pensantes de ce cirque, rien que le fait d'y travailler cautionnait la pratique utilisée. Il ne valait pas mieux, au final, que l'homme qui se trouvait au sommet de cette connerie monumentale.
M'avançant dans le brouillard, qui s'épaississait plus j'y entrais, le nom de Coriador ne voulait pas quitter ma tête. Ça me disait quelque chose sincèrement, mais je ne me rappelais plus quoi. Cela faisait longtemps, lorsque j'étais mage d'Angel's Sky. Mais je ne savais plus. Qui était Coriador ? Ce nom restait incrusté dans mon esprit.
Un des dresseurs, toujours le même, avançait pas à pas derrière moi, me suivant d'assez près pour que je sente sa présence dans mon dos. Il chuchota quelque chose qui me rappela Miku :
«
Il n'aime pas les réveils brutaux. »
Repassant l'information dans ma tête plusieurs fois, je dus la secouer pour me remettre les idées en place, jusqu'à finalement comprendre. Jusqu'à me souvenir. Je me rappelais ! Je me rappelais de Coriador, du réveil brutal qu'on lui avait infligé avec Miku, qui l'avait chevauché en le plantant de son épée. Je me souvenais la conversation mentale que j'avais eu avec lui, et qu'il avait eu avec Miku. Soudain, je me détendis, jusqu'à me rendre compte que s'il était arrivé dans ce cirque, c'est qu'ils l'avaient capturés ! Me retournant, mes sourcils se froncèrent alors que mon regard se durcit. J'eus presque levé la main sur l'homme sur un grognement n'avait pas surgi au coin de la rue. Mon regard dévia sur lui. Coriador.
Coriador, l'appelai-je en mon esprit, tentant de toucher le sien.
La bête ronfla d'avantage, dévoilant de puissantes crocs, fouettant l'air de sa queue, ses yeux rouges s'assombrissant alors que ses griffes rayaient le sol et s'enfonçaient comme dans du beurre. Je le voyais maigre, le poil terni. Il avait perdu les belles couleurs qu'il arborait ce jour où je le rencontrais. Je sentais en lui une terrible colère. Ma main poussa le dresseur.
«
Je serais vous, je fuirais, s'il le peut, il vous tuera. C'est un ami, alors laissez-moi gérer ça. »
L'homme éclata de rire.
«
Un ami ? Et genre quoi, vous allez avoir un belle discussion et le raisonner ? »
Ma tête se pencha en avant alors que je le dévisageais, un sourcil s'arquant : était-il sérieux ? Il n'avait jamais eu d'échange avec Coriador ?
«
Vous êtes un abruti. Dégagez ou je le laisse vous bouffer en disant que je n'ai rien pu faire. »
Il avala sa salive avant de quitter les lieux en tortillant du cul.
«
Tss. »
Reportant toute mon attention vers le monstre, qui arquait le cou et étoffait les poils de sa nuque pour paraître plus impressionnant.
Poilu, fis-je amicalement ; c'était comme ça que je l'avais surnommé à l'époque.
Coriador.
Il n'avait aucune réponse, rien qui ne me laissait penser que je faisais face au bon monstre. Se pouvait-il qu'il ne soit pas unique en son genre ?
Se positionnant sur ses pattes arrières, prêt à bondir, j'ordonnai aux loups de se pousser et de libérer la zone de combat. Juste à temps. Poilu bondit, tentant de m'atterrir dessus, ce qu'il réussit. Mon corps s'enfonça de quelque peu dans le sol, mes genoux se pliant alors que de ma magie je tentais de le repousser. Mais c'était une créature douée de conscience d'elle-même, qui, comme un humain, n'était pas contrôlable : elle avait sa propre volonté, et cette volonté devait être de mettre fin à ma vie. Mais, moi aussi, j'avais une volonté, et c'était de me battre, de ne rien lâcher. Les particules d'air autour de nous, bien que minuscules, se trouvèrent compressées contre le corps de la bête. J'utilisais pour la première fois ce procédé, non sur des projectiles qui allaient heurter un corps, les poussant pour leur donner plus de force ; non, cette fois-ci j'utilisais ceci pour repousser une attaque, un corps. Mais c'était sans compter sur la force brute de Coriador, qui eût raison de moi. Ses deux pattes avant s'enfoncèrent dans mon abdomen, une griffe le transperçant juste en dessous des côtes. Retenant de pousser un cri, j'eus à peine le temps de voir la créature aspirer l'air, prête à la recracher, glacial, sur moi. Rien que ça, et ce pouvait être fini. Loki et Freÿa se jetèrent alors de part et d'autres de Coriador, déchirant sa peau de leurs crocs aiguisés. Le monstre râla, le cuir arraché, la chair à vif. Quelques coups de postérieurs et de queue, et il envoya valser mes loups, ce qui me laissa cependant le temps de me préparer à répliquer. Une main sur mon abdomen compressait la plaie, qui saignait plutôt abondamment. Les fenêtres des maisons se mirent alors à trembler, ce qui attira l'attention du monstre. Les vitres se brisèrent toute en même temps dans un fracas ahurissant. Profitant de ce moment d'oubli, je m'élevai dans le ciel, me posant sur un toit, vérifiant aussi si mes loups n'étaient pas trop en mauvaise posture. Les deux carnivores se relevaient avec peine, grognant, sur leur garde, le dos hérissé. Deux attaques simultanées s'abattirent sur le monstre : les bouts de verre tourbillonnaient dans les airs, sous mon contrôle, le fouettant de la droite comme de la gauche. Poilu hurla, se frottant la tête de ses pattes avant, tentant de se débarrasser des bouts de verre qui continuaient de s'enfoncer chaque seconde un peu plus dans sa chair. Mes deux poignards s'élevèrent, sortant de leur cachette, fendant l'air, ils transpercèrent la bête, utilisant les morceaux de cuir découverts pour pénétrer la chair et sortir de l'autre côté. Exerçant une pression sur la cervelle du monstre, je gardai ma position, pas assez pour le tuer, mais au moins pour qu'il souffre tellement qu'il abandonne le combat.
Je ne veux pas te tuer, Coriador, soufflai-je en relâchant la pression.
Ça n'a jamais été mon but. C'est toi qui m'a attaquée sans raison, complétai-je, utilisant ses propres mots, ceux qu'il avait employé dans le passé.
Il ronflait, couché sur les dalles, dans son propre sang qui gouttait de ses multiples plaies ouvertes. J'espérais ne pas avoir fait des dégâts internes irréparables.
Tu es forte, et tu en as conscience. La pensée de Poilu résonnait enfin dans mon esprit, faible, comme se réveillant d'un long sommeil. Je pouvais sentir un sourire caché derrière ses paroles.
Oui. Je le sais maintenant.Et tu en uses. Bien sûr. J'espère ne pas vous avoir blessé trop gravement ? Une pointe de regrets dans ma voix était palpable. C'était comme s'il en riait intérieurement.
Parfois, les réveils brutaux sont indispensables, se contenta-t-il de répondre sur le ton de la plaisanterie. Je continuai dans son sens.
Je croyais que vous les haïssiez... C'était nécessaire. Merci. Descendant du toit, j'interceptai les gardes, qui brandissaient leur lance sur mon vieil ami, les dresseurs amenant déjà la cage qui le contiendrait.
«
Qu'est-ce que vous croyez faire là ? »
Ils semblèrent choqués de mon intervention, balbutiant quelques mots alors que je leur fermais le clapet par quelques paroles haineuses, leur intimant de foutre le camp.
Pouvez-vous vous lever ? Je pense pouvoir même m'envoler. Je suis faible mais pas au point d'y laisser ma peau. En êtes-vous sûr ? Je sentais comme un vague mensonge dans sa voix.
Je ne retournerais pas en cage, j'y ai perdu trop de temps.J'y veillerai, alors portez-vous bien. Coriador se leva avec peine, ses grand yeux vitreux portés sur moi. Il allait très certainement mourir, il le savait tout comme moi. Mais je préférais ne rien dire, c'était son choix.
Ne finis pas par te croire plus forte que tu ne l'es, en revanche.J'essaierai. Et sur ces belles paroles, il s'envola. Comme la première fois, je ne compris toujours pas comment il le pouvait, il n'avait pas d'ailes.
«
Vous avez laissé le dragon s'enfuir ! Vous l'avez laissé partir ! »
«
Premièrement, ce n'est pas un dragon, et deuxièmement ... »
La parole succéda à l'action alors que l'homme rencontra brutalement le mur à sa gauche. Un craquement sourd se répandit dans le silence de la rue alors que je quittais les lieux.
Et une omoplate cassée, une...
Tenant toujours la plaie de ma main, le sang continuait de s'y écouler. Les loups me rejoignirent, boitant, trainant le pas. Notre petit trio de bras cassés passa entre les autorités, qui s'écartèrent. Un soigneur nous attendait déjà.
***
La nouvelle se répandait comme de la petite poudre à canon : le cirque avait été mis dans l'obligation de relâcher ses bêtes dans leur espace naturel d'origine, et avait l'interdiction de recréer quelque chose de similaire, sous risque de grosses poursuites et de prison. La ou les personnes qui avaient ouvert les cages aux animaux n'avaient pu être retrouvées, faute de preuve.
Buvant mon café à la terrasse du bar que je fréquentais ces derniers temps, je me pris à sourire.
Un bandage couvrait mon ventre, alors que les loups en avaient sur les hanches et quelques pattes. Tous deux étaient couchés à mes pieds, sous l'ombre que leur procurait la table.
«
On parle de vous je crois bien. »
Le serveur blond semblait fier de pouvoir dire tout haut cette affirmation.
Je me contentai de hausser les épaules et de porter la tasse vers mes lèvres.