La peau basanée, une crinière iroquoise sur le dessus du crâne et le regard perçant, voilà une fière allure qu’affichait le dénommé Björn trop hardi pour se trouver un nom. Mais l’atypique n’était guère de mise dans la région occidentale du Royaume, et sa présence aurait pu être inaperçue dans les rues commerciales de Pal où la foule s’ameutait en échangeant parures, épices et bibelots rustiques, s'il ne dépassait pas d'une bonne tête la majorité des personnes présentes autour de lui. Sa route était pourtant toute tracée et ce n’était pas l’amas de personnes qui l’empêcheraient de se frayer un chemin en se stoppant – plein de morgue par sa taille impressionnante et sa musculature finement tracée dont la tunique qu’il revêtait laisser suffisamment dépasser les courbures des muscles tendus, il ne s’arrêtait pas et c’étaient plutôt les gens qui s’écartaient à la vue de l’ombre qui s’approchait d’eux. Le regard toujours vissé vers le lointain, Björn avançait ainsi pour finalement s’extraire de la cohue quotidienne et traditionnelle avant de finalement se stopper à un carrefour déjà moins parsemé. Là, il put lever librement ses deux bras et contempler le bout de ses doigts étrangement fins comparé à sa carrure mastodontesque. Bien qu’il fût tout à fait à l’aise dans ce nouveau corps, il n’arrivait toujours pas à assimiler sa nouvelle perception avec le monde et était toujours plongé dans une énorme contradiction.

Jiro Yu tel qu’on le connaissait placardé sur les murs de Fiore était un jeune homme androgyne, au corps aussi svelte que féminin, et dont la discrétion n’avait d’égal tant il pouvait se fondre facilement dans la masse. L’évolution était ainsi d’autant plus drastique : de la circonspection, il était devenu un corps excessif, qu’on ne pouvait cacher aux regards, qui attirait l’attention plus que quiconque. Mais au fond, n’était-ce pas ce qu’il avait toujours souhaité ? Son désir impératif de survie l’avait conduit à abandonner tout lien avec le passé, avec Jiro Yu pour devenir le pompeux Björn. Bien qu’inconnu, adopter son identité comptait toujours moins de risques que continuer à se pavaner dans les rues fioriennes avec le visage tant recherché, autant par les autorités que ses anciens alliés désireux de vengeance. Alors, au final, tout n’était que la suite logique de ce qu’il avait entrepris depuis longtemps. Il était devenu l’incarnation même de son crédo – something new ; pour autant, quel devait être le choix à faire quant à son ancienne identité ? Bien que son corps fut celui d’un autre, son esprit était toujours celui bien aiguisé d’un Yu, et il n’en était que trop conscient que cela pourrait le conduire à sa perte à terme. Il avait les moyens de se persuader lui-même qu’il était une autre personne, d’oublier tout de son ancien passé et de devenir pleinement Björn, jeune amnésique qui voulait rentrer à la maison pour y reconstruire sa vie. Mais alors, pourquoi ne l’avait-il pas fait jusqu’à présent ?

Parce que c’était difficile de se suicider d’une telle manière. Sur son corps pesait le fardeau de l’héritage – dernier Yu de la dynastie, la promesse qu’il s’était faite à lui-même d’honorer ses aïeuls n’avait toujours pas été remplie. Quel orgueil d’avoir arboré tout ce chemin jusqu’ici pour finalement abandonner son but réel, ce qui donnait un sens à sa vie ! Il avait donc fait le choix de continuer à rester un autre dans le corps d’un autre, conscient que la dissonance entre son corps et son âme entrainera progressivement la révélation de l’imposture et la déchéance de tout son plan de survie. Something New, se hâtait-il à répéter – et pourtant, il n’était pas capable d’amorcer le moindre changement, le moindre renouveau dans sa vie bien écrite. Il reflua ses frustrations muettes au fond de ses pensées tout en continuant sa marche jusqu’à l’endroit qu’il visait : la milice de la ville. Sans s’arrêter, il passa devant une des affiches qui ornait la devanture et qui représentant son ancien visage toujours activement recherché pour terrorisme. Douce ironie , se dit-il. « Bonjour, je viens en quête d’un renseignement. Savez-vous quel est le chemin pour se rendre à la guilde de Quatro Cerberus ? »

Par chance, il fut escorté une partie du chemin, et il n’avait que quelques sentiers à parcourir avant de finalement arriver devant le quartier général de la guilde phallocentrique. Il ne remit pas en question l’ordre des choses tel qu’il devait être à l’intérieur du bâtiment – là n’était pas l’objectif de sa quête – et il inspira légèrement, prêt à affronter son nouveau passé, en entrant par la porte d’entrée. Directement, il déboucha dans une sorte de salle commune où s’alignaient tables et tabourets déjà occupés par quelques mages tous aussi virils les uns que les autres. Ils se détournèrent tous et, après quelques secondes de flottement, affichèrent soit des clins d’œil, soit des exclamations de bienvenue. « Bjööörn ! Enfin de retour ! Viens nous rejoindre pour nous raconter comment s’est déroulée ta mission, mais d’abord, passe par la case bar, on respecte les traditions ici ! » Désemparé, ne sachant quel comportement adopter, Björn se contenta de sourire et se dirigea presque maladroitement vers le bar au fond de la pièce. Vu l’accueil qu’on lui avait réservé, il devait être bien connu de la guilde, ce qui impliquait que tous étaient au courant de sa façon de se comporter en public, or il n’avait aucune possibilité d’improviser. Il arriva au bar et se pencha dessus pour essayer de réfléchir un peu à la manière de lâcher la bombe sur sa prétendue amnésie générale. Le barman, tout sourire, lui fit glisser un immense verre d’un breuvage qu’il ne connaissait pas, mais dont l’ancien Björn devait raffoler étant donné la vitesse à laquelle il avait été servi.

Fronçant les sourcils, il s’empara du verre pour se détourner et rejoindre ses prétendus amis, mais faillit entrer en collision avec un autre homme qui passait dans son dos. Dans la précipitation, encore peu adroit, il laissa tout le liquide tomber sur le torse de l’autre homme. Quelles étaient les coutumes de la guilde quand un tel litige apparaissait ? Devait-il s’excuser ? Se laisser taper dessus ? Offrir ses services à l’autre blond qu’il venait de perturber ? Il opta pour ce qu’il jugeait de plus préférable, les autres options étant inenvisageables pour lui. « Je... désolé... je ne me sens pas trop dans mon assiette... » Par réflexe implicite, il contracta ses abdominaux et serra des dents, prêt à recevoir un éventuel coup de poing de celui qu’il avait surement mis en rogne.

Plutôt que des coups, c’est un câlin qu’il reçut. Ce simple geste reçu de la part d’un inconnu fut ressurgir en lui les souvenirs de la relation fraternelle qu’il entretenait avec son frère, voilà des années et des années plus tôt ; malgré le souci qu’il venait d’occasionner, aucun blâme ne lui fut reproché, car un lien certain existait entre lui – ou plutôt le réel Björn – et ce blond. Quel était ce lien, après tout ? Si c’était le simple fait d’appartenir à cette guilde (souvenez-vous des visages heureux des autres personnes de la pièce qui voyaient son retour), alors il faisait face à quelque chose de totalement nouveau : pour la première fois de sa vie Jiro acquit qu’il pouvait exister une autre forme de famille, différente de celle qui se créait naturellement, par les liens du sang. Il ne l’avait pas connu avec Eagle’s Claw, n’ayant côtoyé personne pendant son escale au nid des aigles, ni avec Legion, où aucun criminel n’était axé dans les bons sentiments et la détente. Mais ses premiers pas dans cette guilde « légale », menacée par aucun problème et donc apte à la détente, le confronta à cette nouvelle acception des liens entre les personnes. Quand le blond se décala de lui pour l’observer à nouveau, il lui en était déjà énormément reconnaissant de lui avoir fait découvrir autant de chose par un simple geste.

« Je te présente mes excuses, mais je n’ai aucune idée de qui tu peux bien être. » La bombe était directement lancée alors que le jeune blond prenait desnouvelles. Björn avait parlé assez bas, préférant que la nouvelle ne se répande pas très vite pour garder un contrôle sur l’avancée des évènements, et guidé par un drôle instinct qui lui indiquait qu’il trouverait un réel et compréhensif confident dans son interlocuteur. Enchainant directement après avoir arrêté de parler, il détourna la tête pour montrer du bout des doigts, à l’arrière du crâne, une légère cicatrice qui semblait encore fraiche. « Je me suis réveillé il y a quelques jours dans un hôpital à Shirotsume avec une blessure au cerveau. Je... j’ai perdu la mémoire. Je sais que je m’appelle Björn et que j’appartiens à cette guilde à cause du tatouage que je porte dans le dos mais... » Sa voix se brisa, ne pouvant continuer, et il baissa la tête.

Face à la sincérité naturelle dont faisaient face les mages de Quatro Cerberus, serait-il capable de jouer la comédie à longueur de journée, le long des semaines voire des mois durant lesquels il va les côtoyer ? Directement il sentit un malaise le prendre, car il connaissait la réponse à cette question – il n’était plus l’implacable Jiro Yu, son séjour à Fiore, ses rencontres et son sommeil avaient forgé un homme nouveau au fond de lui, voire un homme tout court : plutôt que d’être un automate guidé par de simples sentiments (l’amour de la famille, le goût de l’honneur), Jiro s’était forgé un caractère, des désirs qu’il n’aurait pu se forger là d’où il venait. Il était devenu ; il était – et plus humain que jamais, il commençait à redouter l’appel de la rage. Il ne voulait pas (encore) importuner les mages de Quatro Cerberus. Lentement, au fond de lui, ses pensées convergeaient vers la solution ultime.

Il releva la tête mais n’osait toujours pas croiser le regard de l’autre. « Je ne sais même pas qui tu es. Je ne sais rien et j’ai presque honte de venir ici où tout le monde m’attendait alors que je ne reconnais personne. » Une ultime révélation, et voilà qu’il plongeait enfin son regard dans celui du blond.

Les yeux dans les yeux, tout portait à croire que la confidence était de mise. Mais Ethan ne fut pas de cet avis en s'esclaffant et attirant l'attention de toute l'assemblée sur les deux mages, provoquant un silence de cathédrale dans la salle. Björn le regarda d'un air décontenancé, commençant à saisir l'espièglerie involontaire du blond. Comme pour se racheter, ce dernier proposa quelques solutions dénuées de sens puis il lui offrit sincèrement toute son aide pour l'aider à aller rencontrer les gens de son ancien quotidien pour les questionner sur ce qu'il était auparavant et s'en faire une meilleure idée. Tu eu un petit rire amical « Et bien, je crois que tu viens de me dévoiler une première part de moi-même en me disant que j’aurais fait la même chose que toi. »

Ainsi, Björn était une personne altruiste ? Parmi tous les masques que Jiro avait porté dans sa vie, il savait se comporter d’une telle manière, ce n’était qu’un rôle parmi d’autres. Prenant une grande inspiration, il fut prêt à se comporter ainsi par la suite et à assimiler toutes les informations qu’on lui fournirait sur sa nouvelle identité. Ethan évoqua le fait de fêter son retour et dans l’assemblée de mage, l’engouement général se fit ressentir – tous écoutaient plus ou moins discrètement ce qu’ils se disaient. Le barman se pencha alors à nouveau vers eux, désignant toujours le verre qu’il n’avait pas touché. « Ca mon gros, c’est le cocktail du démon, spécial Quatro Cerberus, ton préféré. T’en buvais au moins un ! _ Par jour ? _ Non, par heure. » La réponse semblait tomber sous le sens pour le barman qui se montrait presque insistant. Björn leva le verre à ses lèvres et ressentit immédiatement la chaleur engourdir tout son corps. Il n’osa pas demander le degré d’alcool et se questionna sur l’état du foie de feu Björn pour tourner avec un tel breuvage. « Très bien, j’en offre un à Ethan, il m’accompagnera ! » Il devinait qu’il devait être dans les coutumes de la guilde d’agir ainsi, et lança un énorme sourire au jeune Ethan. Les hommes ici étaient-ils vraiment intolérants à l’alcool, ou finissaient-ils dans un état lamentable ? Jiro, d’habitude, savait se contenir, et avait presque peur d’une trop grande quantité de boisson qui l’amènerait à une dangereuse euphorie dans un tel moment où il devait rester absolument maître de lui pour ne pas que sa couverture ne saute.

Ils se dirigèrent vers une table où trois hommes leur faisaient signe, et s’installèrent. D’emblée, un homme plutôt vieux, musclé et avec une longue barbe passa son bras autour de la nuque de Björn et trinqua sa chope avec l’immense cocktail piquant. « T’as perdu la mémoire mon petit ? J’te jure qu’avec ça, tu vas la retrouver ! Allez, cul sec ! » Björn s’apprêtait à rire à la blague quand il saisit que ce n’en était justement pas une, voyant la bière dégouliner au fond de la gorge du mage. Les autres lui lançaient des regards impatients, comme s’il l’encourageaient. Amusé (en apparence), Björn leva son verre en direction d’Ethan et trinqua avec lui « Merci pour l’accueil, Ethan, ça me fait plaisir de voir que j’ai de réels amis ici. » Et il but tout d’un coup, reposant le verre vide presque avec violence sur la table et lachant un léger rot qui fit rire quelques uns, leur permettant de lancer des remarques comme on le reconnait bien là ou ça c’est notre Björn. Celui-ci leur lança un regard chaleureux, enjoué.

Mais au fond de lui, son corps explosait sous l’alcool explosif qu’il venait d’ingurgiter. Jamais il n’avait bu quelque chose d’aussi puissant, et pourtant il en avait bu ! Il se risqua un coup d’œil vers le barman, qui remplissait (déjà) de nouveaux verres pour leur apporter, en se demandant ce qu’il mettait dedans, et se questionna même pour savoir s’il ne lançait pas un sort pour les rendre plus alcoolisés.

« Tu ne te souviens vraiment de rien du tout ? C’est dingue ça ! _ C’est le cas de le dire... » Le deuxième verre fut servi à chacun des hommes autour de la table avec une rapidité sans égale. « ...mais bon, si c’est vraiment un remède miracle que ce breuvage, alors ça va sans doute revenir ! » Riant avec les autres, il se détourna vers Ethan. « Dis-moi tout ce que tu sais de moi. Mon âge, ma magie, mon passé, ma réputation. Je veux tout savoir ! » Presque incisif, il savait que c’était par ce moyen qu’il réussirait le mieux à s’intégrer dans un tel environnement. Mais jusqu’à quand ? se demanda-t-il en levant son deuxième verre à sa gorge déjà en feu pour avaler une nouvelle gorgée.

L’assemblée riait et continuait à déclamer les boutades, les histoires rigolotes et les anecdotes à se tordre les boyaux tout buvant à perdre la raison. Björn était toujours dans une certaine retenue et ne suivait pas le rythme affolant des hommes de Quatro Cerberus, de peur de sombrer dans l’inconscience la plus pure, mais il sentait qu’il n’échapperait pas au destin d’un mage de la guilde de Bacchus. Ce nom lui vint par Ethan, qui s’excusait presque de ne rien connaître en détail sur la vie de Björn. Ce dernier ne lui en tint pas rigueur, au contraire, moins les gens sauraient qui était Björn, plus cela sera facile pour lui de s’adapter à l’identité et de coller au passé de celui-ci. Une information importante que Björn capta était qu’Ethan était un nouveau mage de la guilde, contrairement aux autres qui les accompagnaient qui semblaient beaucoup plus aguerris et aptes à traverser ce genre de situation – la beuverie en pleine journée. Ethan, en effet, ne touchait pas au deuxième verre qui était toujours intact devant lui, posé sur la table. Pourtant, Björn aurait juré que sa première boisson avait été vidée très rapidement, le temps qu’il détourne la tête déjà Ethan avait vidé entièrement son premier verre. Il n’avait pas l’entrain envers l’alcool qu’avaient les autres personnes présentes ici, et c’était presque une aubaine pour Björn qui, lui aussi nouveau en bien des manières en ces lieux, pourrait se raccrocher à Ethan par la similitude de leurs états. « Pas la peine de m’écrire une biographie. Après tout, mémoire ou pas, je vais très bien aujourd’hui. Certes, c’est embêtant de ne rien savoir de son passé. Mais comme tout le monde me le dit, ça va revenir bientôt ! _ Bien dit mon Björn ! » et les autres mages vidèrent leurs verres en s’esclaffant.

Björn aurait pu douter de la véracité des propos qu’il avançait, mais le fait qu’il ne présente aucune angoisse vis-à-vis d’avoir quasi-totalement perdu son identité ne semblait choquer personne ici présent, comme si le simple fait d’avoir un nom et un tatouage de Quatro Cerberus leur suffisait, sans chercher à apprendre à connaître la personne au-delà de cette apparence. Tournant encore la tête vers Ethan, toujours quelque peu intrigué par la situation (et surtout son avenir, la façon dont tout cela se terminera), Björn s’adressa discrètement à lui : « Tu ne bois pas ? » L’attention entière était focalisée sur Björn, et tous semblaient se donner une réelle joie de fêter son retour, que ce soit à leur table ou à distance, mais Ethan, lui, avait une mine presque maussade. « Qu’importe ce que j’ai pu dire ou faire dans le passé, si j’étais une mauvaise personne ou non, je me rends désormais compte que l’important, c’est ça, être là à la guilde, avoir un endroit où rentrer. J’espère sincèrement que nous apprendrons à nous connaître, à nouveau, tous les deux, et que je passerais de chic type à véritable ami pour toi. »

L’homme trinqua une nouvelle fois avec Ethan et but quelques gorgées sans trop frôler la démesure, puis reposa son verre sur la table, toujours souriant. Les hommes ici étaient la plupart fortement musclés, virils à souhait, dressant ainsi un profil-type des mages recherchés par la guilde. Ethan était lui plutôt svelte, presque gringalet comparé aux autres. Il dénotait énormément avec toute l’ambiance générale, et cela intriguait véritablement Björn. Il aurait voulu lui demander comment est-ce qu’il était arrivé dans cette guilde, mais le moment était sûrement mal choisi pour de telles confidences. Déjà des objets quelconques ou des verres vidés volaient au-dessus de leur tête, certains groupes entamaient des chants grossiers, ou d’autres montraient délibérément leur envie de se battre à l’amiable. La situation risquait de dégénérer, mais personne ne semblait s’en soucier plus que ça. En clair, dans ces lieux, c’était absolument normal d’agir de la sorte.

Ethan esquiva habilement les quelques questionnements que Björn avançait à son égard, et se redressa d’un coup, emporté par la clameur générale qui commençait à s’enflammer, et décréta la bagarre générale. Les hommes, qui ne semblaient attendre que ça, du moins par quelques-uns d’entre eux – le reste était déjà en train de se taper dessus –, se levèrent tous d’un bond et, aussi naturellement qu’il pouvait être possible, se mirent à se frapper les uns les autres. Certains utilisaient des sorts, la magie explosait ici ou là, mais toujours contre un seul et même adversaire et pas avec une plus grande envergure : personne ne semblait vouloir détruire le bâtiment. Le mobilier, pourtant, était malmené, les chaises volaient, les tables se renversaient, les verres se brisaient contre les têtes pour tenter d’assommer les plus faibles. Les cris poussés par les hommes en sueur se voulaient tous plus virils que les autres, ce qui rendait à la scène une ambiance de véritable concours de masculinité. Björn restait calme, dans son coin, mais quand il vit un homme tituber dans sa direction, feignant d’avoir l’air menaçant malgré l’état lamentable que l’alcool lui donnait, il vida son verre d’une traite et se redressa, prêt à se manifester à son tour.

Il ne pourrait utiliser sa magie devant les autres, désormais, pour ne pas que sa couverture soit compromise. Fort heureusement, Björn faisait partie des hommes les plus musclés de la guilde, et Jiro connaissait les arts martiaux. Alors que l’ivrogne s’approchait toujours, le mage s’agrippa à son épaule pour le bloquer et d’un coup de pied le fit trébucher rapidement, le laissant s’écraser contre le sol. Se détournant en quête d’un nouvel adversaire, Björn constata l’état des challengers de la salle. La plupart étaient tellement imbibés d’alcool que la perspective même de se battre avec eux n’était guère réjouissante. Seuls quelques-uns étaient encore suffisamment sobres pour prétendre décrocher quelques coups bien placés. Etait-ce ça, la valeur de Quatro Cerberus ? Une clopée d’hommes maladroits, incapables de se tenir droits ou de viser ne serait-ce qu’en donnant un coup de poing ?

Un homme néanmoins attira naturellement l’attention du marionnettiste, et on aurait pu croire qu’il attendait ce moment depuis longtemps. Ethan, à quelques mètres de là, se battait habilement contre d’autres hommes et s’en débarrassa sans trop de soucis. Presque trop calmement, ne se concentrant plus que sur sa nouvelle cible, Björn s’approcha dans le dos d’Ethan et attendit que ce dernier se retourna pour comprendre le défi qu’il lui lançait. Quasiment hypnotisé par le visage du blond, par ses grands yeux bleus et son air joueur, l’homme finit par lui adresser un sourire. Celui-ci ne démontrait pourtant aucune sympathie ni même de la douceur, il n’énonçait pas le challenge ou même l’animosité. C’était le sourire qui lui venait quand, chassant sa proie, il venait de la débusquer. Le sourire qui lui venait naturellement quand il décelait une certaine once de peur dans le regard plein d’incompréhension de l’autre. L’espace d’un instant, il voulait voir jusqu’au fond des tripes d’Ethan, il voulait le connaître, le posséder totalement. « Essaye de me faire mal, Ethan. » L’excitation devenait de plus en plus forte alors qu’enfin il réalisait pleinement qu’il avait face à lui un adversaire à sa hauteur, et qu’enfin il pouvait expier la rage qui l’habitait depuis trop longtemps et l’expédier dans ce pauvre garçon qui n’avait finalement rien demandé.

Un simple coup de poing pour commencer, un poing qui vrilla l’air, sifflant par sa vitesse, prêt à causer un brutal impact dans le menton encore intact du jeune blond. Un poing déterminé, nullement retenu, qui ne voulait pas jouer mais seulement faire mal. Björn entendait déjà le bruit sourd de ses phalanges qui s’éclateraient contre la peau de l’autre homme, mais secrètement, il espérait que l’autre riposterait rapidement et ne se laisserait pas faire par cette simple approche. Il voulait disséquer le mage de Quatro Cerberus, et la meilleure possibilité de le faire était de le confronter au réel danger.