Zeph Kovenken rehaussa son sac à dos, qui glissait lentement le long de son épaule. Le jeune homme au teint d'albâtre se trouvait au beau milieu d'un parc pour enfants, dans le quartier des loisirs de la ville de Paldora, une petite agglomération qui s'était lentement bâtie autour du croisement du fleuve Darasy et de son affluent principal, la rivière Yakora. Le petit delta formé par la rencontre des cours d'eau séparait la ville en trois. Le quartier des loisirs se trouvait au Nord Est.

Cette ville était réputée pour sa prospérité et, lorsqu'il n'avait pas d'objectif en cours, le mage aimait y traîner et profiter par procuration de la vie dont débordaient les habitants. Etrangement, ce spectacle l'émouvait autant qu'il le blessait chaque fois qu'il le voyait. L'émouvait parce que la vue de cette vie, de cet amour (Paldora était aussi réputée pour les week-ends en amoureux) le touchait indubitablement, savoir qu'une telle chose existait l'emplissait de bonheur. Le blessait, car malgré tout, il n'y avait pas droit, à la beauté de ce spectacle.

Le soleil se couchait lentement sur le parc, pourtant les enfants y gambadaient encore. Adossé à un toboggan, Zeph suivait d'un regard amusé le jeu de deux bambins, qui se couraient après.

-Tu m'attraperas paaaaaaaaaaas

-Oh que si, je t'aurai !!

Le garçon à la cicatrice sourit. Il aurait pu rester là, à les regarder pendant des heures. Mais les parents des gamins vinrent bientôt les chercher et, alors que la Lune se levait sur Paldora, Zeph était seul, de nouveau. Et sous la Lune. Il jeta un regard haineux à l'astre de Nuit... Dieu seul savait à quel point cette grosse boule frappée de cratères lui était détestable.

Zeph se mit alors en mouvement, cherchant un quelconque autre spectacle dans la ville de nuit. Il vit deux amoureux profiter d'une intimité qu'ils croyaient totale, mais les laissa à leur marques d'affections et continua son chemin sur les rues pavées du quartier. Il s'arrêta un instant près du cours d'eau qui le délimitait du quartier commercial, mais ne traversa pas le pont. Pour lui, la suprématie de l'amour sur la ville s'arrêtait là où commençait celle de l'argent.

Clap. Clap. Clap.

Des bruits de pas. A cette heure-ci... Zeph se croyait être le seul à déambuler dans le quartier en pleine nuit... Intigué, il poursuivit l'origine du son, qui s'éloignait. Il alla jusqu'à courir et, alors qu'il croyait deviner une silhouette dans la pénombre, il appela :

-Eh, attend !

Remarque ô combien spirituelle et développée. Elle avait au moins le mérite d'aller à l'essentiel

Le jeune Kovenken regarda la jeune femme vaciller légèrement, dansant d'une jambe sur l'autre. Il mit quelques temps à comprendre qu'elle était... Saoule. Alors qu'elle donnait jusque là l'impression d'une fille sérieuse, la tête sur les épaules, elle avait de toute évidence pris un ou deux verres de trop... Finalement, elle cessa de bouger, semblant avoir atteint un certain équilibre. Zeph était tenté de lui apporter une épaule secourable mais, vu comme elle lui avait hurlé dessus, elle le prendrait sûrement mal. Et le mage n'avait aucune envie qu'elle ne tente de le frapper...

« Aaaaaah mais vous êtes pas ensembles alors ? Mais moi je croyais… »

Son regard se fixa sur la flamme qui grandissait de plus en plus et elle se tut. Zeph eut un regard interloqué dans sa direction. Elle était surprise à ce point qu'il soit mage ? Pas impossible, mais peu probable. Elle hoqueta. Le sourcil du mage de feu retenta son ascension vers les mèches rebelles de celui-ci, cherchant à disparaître dans son cuir chevelu, sans grand succès, malgré la surprise de Zeph.

« Hey toi… Hic… Le jeune premier ! Sois un bon chevalier servant ! Casse lui la figure ! » fit-elle en leur agresseur du doigt.

Zeph le regarda s"installer tranquillement sur un banc en bordure du parc, se donnant des petits airs supérieurs. Le "chevalier servant" se retourna vers l'homme, et son comparse qui venait de sortir, prêt à se battre. Affichant un petit sourire méprisant, il éteignit sa flamme, l'air de dire "pas besoin de ça pour vous battre". Les deux grognèrent et s'avancèrent vers lui, couteaux en main.

« Vas-y je te regarde ! Si tu gagnes je m'excuserais de t'avoir mal parlé !

Zeph soupira, commençant à être sérieusement lassé des répliques de plus en plus étrange de la jeune fille saoule... Il préférait se concentrer sur le combat qui s'annonçait.

« Tssss... T'aurais pas du ranger tes flammes, Poulet Roti. Allez, je te laisse une dernière chance de me filer ce sac à dos et de t'en tirer en vie. Mais si tu veux pas... Dans les deux cas on saura bien s'occuper de ta fiancée, va. »

Jonglant avec son couteau avec un air menaçant, le type s'avança vers le jeune homme au teint pâle, pendant que son dernier tentait de le contourner pour se diriger vers la fille en robe de soirée qui, de toute évidence, les excitait grandement. Clignant brièvement des yeux, Zeph évita le coup de couteau que lui destinait le premier abruti d'un pas de côté et, se saisissant de son bras, imprima une violente torsion à son poignet, lui faisant lâcher son arme.

Lançant le type alors désarmé vers l'avant, il tendit cependant la jambe pour lui faire un croche pied et le poivrot tomba dans le cours d'eau la tête la première, avec un plouf monumental. Son comparse se tourna vers Zeph, rageur, et lui lança son couteau à la figure. Plongeant au sol pour esquiver, le mage sentit presque immédiatement un lourd poids sur son dos. Le type lui enfonçait son genou contre la colonne vertébrale, et cela se révélait relativement douloureux.

Etendant sa main devant lui, paume vers le ciel, Zeph la fixa un instant et une flamme y apparut. Le mage cligna des yeux et la flamme s'envola, comme portée par une force invisible. A hauteur des yeux du gars qui le maintenait au sol, elle se développa, grandissant lentement. Le jeune homme sentit la douce chaleur -enfin, douce à ses yeux, autrement dit plus que brûlante pour son agresseur, même à un mètre de distance. Le poids sur le dos de Zeph s'allégea, puis disparu complètement : le type s'enfuyait, suivi de peu par son camarade qui venait de sortir de l'eau. La flamme se dissipa, comme si elle n'avait jamais existé. Epoussetant ses vêtements, le jeune homme alla s'asseoir sur le banc, légèrement essoufflé.

Il avait été tenté de les mettre en déroute sans magie, sûrement pour impressionné la jeune fille afin qu'elle veuille en savoir plus sur lui, mais il avait raté son coup. Bah, tant pis, ce n'était pas très important après tout. Sans rien dire, l jeune homme la rejoignit sur le banc et s'assit, regardant le canal.

« Pathétique… Une capacité à maîtriser les flammes et vous vous retrouvez presque à vous faire malmener par deux brigands lambda… Je m’attendais à mieux. »

Zeph Kovenken regarda la fille, surpris. Il s'attendait pas à ce genre de réaction face de la part d'une jeune femme bourrée qui l'appelait "son chevalier servant" quelques instants plus tôt... Il croisa son regard et toute trace d'ivresse avait disparue. De près, elle était vraiment jolie... Tout autant qu'elle était acerbe. Peu susceptible, le mage était plus surpris qu'autre chose de cette pique. Son attitude avait également changée : sa jambe nue était cachée, son regard moins brumeux, son port de tête plus droit. Il n'y avait pas à dire, Zeph la préférait vraiment comme ça. Plus noble, plus majestueuse. Plus facile à admirer. Son ton était glacial quand elle parlait.

« C’est dommage, j’avais espoir que vous soyez à la hauteur, mais non… Sur ce jeune homme, veuillez m’excuser mais je vais aller me coucher… Seule, cela va de soit. »

Euh... Attendez, c'était une invitation, ça ? A cette pensée, le visage d'albâtre de Zeph se colora de rouge... Un peu comme s'il s'était fait un masque de beauté à la sauce tomate. A son grand bonheur, elle ne le vit pas. Elle était bien trop occupée à lui tourner le dos en s'en allant, lâchant un "bonne nuit" sur un ton presque amical... Zeph avait du mal à cerner cette fille. A peine s'éloignait-elle du banc qu'elle s'arrêta. Reprenant sa teinte habituelle, le mage de feu se demanda ce qu'elle attendait, fixant sa chevelure argentée. Elle se retourna vers lui et eut un sourire... Etrange. Le mage avait l'impression qu'elle jouait avec lui, et cela lui déplaisait. Il ne savait pas comment réagir... Tout ce qu'il savait, c'était qu'il voulait nouer des liens, et qu'il avait l'intuition d'être sur la bonne piste.

« Au fait, c’était mignon votre petit feu follet, mais je doute que ce soit vraiment utile en combat ! »

Finalement, il la préférait bourrée, cette jeune femme. Elle se moquait ouvertement de lui. Zeph serra les poings. Il avait voulu l'impressionner et, en faisant cela, il l'avait déçue. Il s'était raté, et en beauté. Son regard se posa sur ce sourire narquois, et il sentit la colère grandir en lui. Pas contre la fille aux cheveux argentés qui se moquait de lui, contre lui même qui avait échoué dans l'objectif qu'il s'était fixé. Colère qui se traduisit bientôt en flammes. En quelques instants, la flammèche qui avait grandi sur son poing s'était mutée en une aura enflammée tout autour de lui. Zeph cligna des yeux et se leva. Peut être que la fille le regardait toujours... En tout cas, il allait la forcer à l'observer, c'était sûr.

Les flammes s'élevèrent haut dans le ciel, avant de tomber droit sur la mystérieuse inconnue... Ou plutôt, autour d'elle. Une grande spirale de flammes qui l'enfermait... Enfin, sauf si comme le mage le soupçonnait, elle était magicienne et, si elle était plus puissante que lui, elle pourrait dissiper ce feu de joie sans peine. Zeph entra dans la spirale, l'air sombre. La chaleur provoquait par les flammes aurait été insoutenable pour un humain normal. Mais si la jeune femme était effectivement mage, elle pourrait facilement tenir bon. Quant au jeune homme... Il ne se sentait jamais aussi vivant que dans la chaleur écrasante.

« Et ça, vous pensez que ça pourrait être utile ? »

A peine Zeph avait-il fini son petit numéro qui avait pour seul et unique but d'impressionner la fille en robe de soirée que celle-ci réagissait immédiatement. Dans la tête du Kovenken, les événements étaient censés se dérouler comme ceci :
1) Impressionnée par les flammes, la jeune femme retirait ses mots.
2) Intéressée par la puissance flamboyante du mage, elle engageait la conversation.
3) Zeph se faisait une amie.
4) Tout allait bien dans le meilleur des mondes.
Au lieu de ça, il se faisait littéralement casser la figure. A coups... De talon. Mais oui, les très jolis talons qui, jusque là, permettait à la fille d'être un peu plus grande que lui, elle les lui avait directement envoyé dessus. A peine avait-il eu le temps de le dévier qu'elle était sur lui, brisant sa garde en un éclair. Le mage frémit en sentant les doigts fins de la jeune fille s'arrêter presque avec douceur contre son menton. Une position d'infériorité évidente pour lui. Pendant un tout petit moment qui lui parut une éternité, ils restèrent ainsi immobiles, lui ne pouvant rien faire, elle se jouant de sa faiblesse évidente. Puis elle reprit sa danse, douloureuse pour son adversaire, en envoyant sa tête en arrière, faisant craquer son cou, arrachant une grimace au Kovenken. Elle pivota alors, toujours bien trop rapide pour que Zeph ne puisse qu'esquisser un début de parade, et l'envoya au sol d'un coup d'épaule qui lui coupa le souffle.

« Déphasage »

D'abord interloqué par cette formule à peine murmurée, le jeune homme comprit bien rapidement qu'il s'agissait d'un sort lorsque son "adversaire" prit une forme éthérée pour traverser les flammes... Et le jeune homme au passage. Situation désagréable, lui rappelant amèrement qu'elle pouvait aisément le piétiner. Décidément, elle était bien trop puissante pour qu'il espère lui porte un seul coup. Honteux, le garçon tenta de se relever, sans la quitter du regard -il n'arrivait déjà pas à bloquer ses coups, pas la peine de baisser toute garde non plus- alors qu'elle lui souriait, un air tout à fait innocent sur le visage. Sortie de son contexte, cette expression aurait pu paraître destinée à un ami, ou peut être quelqu'un d'encore plus proche. Zeph avait du mal à suivre cette jeune femme, qui le martyrisait physiquement et lui décochait un sourire charmeur la seconde d'après.

« Utilisé à bon escient, ton talent pourrait être utile. Du potentiel mais il manque trop de chose. Esquive trop lente, temps de réaction qui laisse à désirer, trop aisément surpris. La guilde pourrait t’apprendre toutes ces choses là… Je vais être aimable, je te laisse une dernière chance… »

Sonné par les coups, Zeph mit du temps à comprendre ce qu'elle lui disait. "Esquive trop lente" ? Elle se déplaçait à la vitesse de l'éclair, comment la suivre ? "Temps de réaction trop long" ? De même... "Trop aisément surpris" ? Et bien oui, si voir une fille dessaouler en trois secondes et balancer ses talons sur le premier venu était quelque chose d'habituel, Zeph était facilement surpris. Le garçon était sur le point d'envoyer toutes ces réponses acerbes quand la suite de la phrase monta à son cerveau. "Une dernière chance". Le mage de feu était tenté de s'enfuir en courant, et pourtant quelque chose le retenait. Ah tiens, étonnant, au fond de lui le garçon avait encore un tant soit peu de fierté...

« Magnetic Storm… »

Et là, l'enfer magnétique se déchaîna. Effaré, le magicien ne put qu'observer ses flammes être soufflées par les vents magnétiques, les pierres se détacher des pavés, le couteau laissé là s'envoler. Tout objet ayant un tant soit peu de propriété magnétique était happé par le maelström devenu presque mortel. Des éclairs parcouraient aléatoirement l'espace que Zeph estima à cinq mètres. Il sentit la boucle de sa ceinture se faire emporter par la tempête et, plutôt que de se retrouver un couteau aimanté par ladite boucle, il préféra détacher rapidement sa ceinture, qui se joignit au cortège dangereux de tous ses objets.

« Si tu parviens à survivre 5 secondes à ce qui va suivre, je reconsidérerais mon opinion sur toi ! »

Et la tempête redoubla de violence. Le Kovenken n'aurait pas cru cela possible. Les objets emportés par les vents magnétiques avaient accéléré leur course hasardeuse, devenant difficiles à suivre du regard. Zeph plissa les yeux, tentant de trouver un moyen de les éviter. Aussi rapidement que possible, il étudia la sphère du regard. Les objets et les éclairs en parcouraient toute la surface ; seule la lanceuse du sort ne semblait pas inquiétée. Ce qui paraissait logique après tout : qui lancerait un sort qui risquait de lui coûter la vie dans un cas qui était tout sauf urgent ? Alors que le garçon cherchait désespérément un moyen d'éviter le cortège avec lequel la rencontre s'annonçait douloureuse, le couteau passa tout près de lui, lui entaillant violemment la cuisse. Le jeune homme laissa échapper un cri de douleur alors que le sang giclait. De toute évidence, l'heure n'était plus à la réflexion. Il se releva avec difficulté et, d'un seul élan, se jeta sur la fille aux cheveux argentés. Littéralement. Les bras et jambes en avant, il lui infligea un câlin dans les règles. Situation ô combien gênante, et Zeph en avait repris une belle teinte cramoisie, mais au moins il ne se ferait plus entailler par des objets divers et variés.