Comme nous l'avons vu précédemment dans cette histoire, le sommeil de la jeune Lyn est lourd, ce qui n'est pas toujours un avantage ; en l'occurrence, cela lui épargna la violence désinvolte dont fit preuve son partenaire. Peut-être ce dernier n'en fut-il jamais conscient, mais il échappait par la même à une belle scène selon laquelle « Eh, la violence, c'est mal ! »
Puisque la délicate demoiselle dormait, la plupart des autres Hylian étaient repartis en vadrouille dans l'infinité des univers. Seules Mira et Mia étaient à bord du bateau, cette dernière ne s'étant arrachée aux bras de son cher et tendre que parce qu'elle savait que cette partie du trajet se ferait sur mer. Ce qu'elle pouvait aimer naviguer ! Et quand les pirates étaient apparus, une bouffée de profonde excitation l'avait traversée. S'il y avait bataille, qu'on la compte dans les participants ! L'intervention éclair de Jerenn l'aurait presque déçue. Lorsque le concerné retourna se coucher en s'effondrant comme un déchet une masse sur son confortable lit, elle passa une main invisible mais douce dans sa chevelure désordonnée.

« Sais-tu que je t'emporterais volontiers dans mon univers ? Je suis sûre qu'Albert t'aimerait beaucoup ; je lui ai déjà parlé de toi. Et puis, tous les défis que ce monde propose te plairaient... »

Elle soupira et chassa ses pensées en secouant la tête, faisant s'agiter ses cheveux clairs. A sa mort peut-être...

Le bateau accosta quelques heures plus tard. Si son sommeil était de plomb, Lyn avait l'avantage d'être immédiatement alerte dès l'instant où elle ouvrait les yeux et put ainsi remarquer avec surprise que tous les marins jetaient des coups d’œil respectueux et presque craintifs sur son pistomancien d'accompagnateur. Même le capitaine, un homme bourru à la main fermée sur une vieille pipe, inclina la tête à son passage.
Ainsi donc, Jerenn et les Hylian arrivèrent à Enca et ce ne fut pas dans la joie. (En plus, ça rime. Tiens, nous en sommes revenus à l'endroit où les pages étaient collées ! Au moins, cette fois, vous savez qui est cet olibrius de Jerenn.) Une guerre civile n'était pas un spectacle des plus plaisants, et même si le bateau n'avait évidemment pas abordé sur une zone de combat, il n'y en avait pas moins un nombre impressionnant de personnes au regard triste, désespéré parfois, et par endroits ce qui restait d'une famille qui se serrait les uns contre les autres pour atténuer la douleur d'avoir perdu un être cher...
Le chariot fut mit à terre avec sa cargaison chargée ; Lyn monta sur le banc du conducteur et invita Jerenn à faire de même.

« Il y a encore un peu de route : c'est au village le plus proche en se dirigeant vers l'intérieur des terres que nous devons déposer ces caisses. Notre objectif est bientôt atteint... »

Le tout avait été prononcé d'une voix faible, l'innocente demoiselle étant encore sous le choc de sa première vision du malheur. Mais elle ne se doutait pas un instant que les routes d'un pays en guerre civile sont loin d'être sûres...

« T’inquiète pas Lyn tout va bien se passer, les mercenaires sont peut-être impressionnants au premier abord mais ils valent que dalle. Il suffit de leur faire comprendre que s'ils bougent, ils sont morts. Ils tiennent plus à la vie qu'à l'argent, une chance pour nous dans un sens. Je vais devoir déployer mon aura pour les tenir en respect, histoire qu'on passe sans encombres. Va falloir que je joue le vilain mage, ça sera pas difficile, et n'aie pas peur, c'est juste pour donner le change avec eux. Tout ce que tu pourrais avoir comme sensation ou impression tout ce que tu pourrais voir, ce n'est que du spectacle rien d'autre. »

Comme il l'avait promis, les menaçants personnages qu'ils purent rencontrer en route se tinrent à distance des deux mages. Et effectivement, Jerenn avait déployé une aura recouvrant la sienne et bien, bien plus sombre. Le spectacle spirituel offert par cet exercice était très impressionnant, et beau dans un certain sens ; mais Lyn se demandait surtout où il puisait cette noirceur alarmante.

Ces pensées la quittèrent lorsqu'enfin ils parvinrent au village qui était leur destination. La distribution de la cargaison se déroula sans dispute ni anicroche, au plus grand bonheur de la demoiselle qui se demanda comment des gens si gentils pouvaient s'être enfermés dans un engrenage si triste que la guerre civile.

Quand la dernière caisse fut vide et que le dernier enfant tint au creux de sa main minuscule une sucette du bonheur, Lyn agréa à la demande timide d'une mère qui désirait pouvoir garder les cubes de bois : ces derniers pouvaient en effet constituer une défense contre les attaques les plus primaires, et c'était déjà là beaucoup pour les pauvres gens. C'est donc un chariot ne portant plus que deux mages et cinq âmes immatérielles qui repartit vers le bord de l'océan. Là, un bateau spécial les attendait, qui les reconduirait directement sur les rives de Fiore. Lyn regagnerait alors Crocus afin de recevoir sa paie, et Jerenn pourrait s'en retourner à ses aventures et, accessoirement, à ses siestes au bord de la route.
Peut-être une petite âme bleue l'y rejoindrait-elle...