Jonathan Pikes s'allongea lentement dans ses draps de soie. Il déglutit péniblement. Tout irait bien. Ce n'était rien. Rien qu'un résultat d'un excès de travail, et de superstitions idiotes. Mais il ne pouvait garder les yeux complètement fermés. Il sursautait au moindre craquement du vieux bois. Au moindre soupir du vent dans la vieille maison. Il se retourna dans son lit. Tâchant de ne pas trembler. Tâchant de s'endormir pour ne pas avoir à vivre ça. Il entendit comme un frottement quelque part dans la maison. Il ferma les yeux. Fort. Ce n'était pas Elle. Elle n'était pas là. Il prit une grande inspiration, et expira le plus longtemps possible. Même si... Elle... devait être là... il connaissait les règles fondamentales en matière de magie. Y croire était la première clé. Il n'avait pas peur d'Elle. Elle n'existait même pas. Il se força à continuer de respirer paisiblement. Et s’apaisa. Elle n'était pas là. Il laissa ses nerfs fatigués se faire bercer par le silence nocturne.
Puis il rouvrit brusquement les yeux. Quelque part, dans la maison, une voix s'était élevée. Non. Elle n'était pas là. Elle n'existait pas. Il n'y avait personne. Il était en sécurité. La voix était douce. Un murmure cajoleur qui imprimait sa plainte doucereuse dans les murs. Puis il entendit le « tac ». Tac. Tac. Tac. Le bruit de Ses pas. Non, pas de Ses pas. Elle n'avait pas de pas, Elle n'était pas là. Tac. Tac. Le chant délicieux qui se rapprochait. Comme à chaque fois, il se sentait se raidir. Incapable de bouger. Les yeux grands ouverts. Vides de raison. Emplis de terreur. Tac. Tac. Le murmure était tout proche. Les pas s'étaient arrêtés vers sa porte. Non. Elle ne pouvait pas entrer. Il y avait veillé. Une brume mauve s'écoula doucement sous la porte, se répandant dans la pièce. Jonathan ne put que gémir faiblement. Elle venait. Elle était là. La brume rampa le long du mur, puis le long du baldaquin. Ondulant doucement sur la toile au sommet. Puis, dans la brume, une silhouette se dessina. Elle était là. Son buste émergea doucement du brouillard. Vêtue de blanc. A la peau de porcelaine. Ses yeux et Ses cheveux dissimulés par son épais voile. Ses lèvres purpurines d'où sortait la douce chanson nocturne. Elle se pencha doucement sur lui. Soufflant un délicat baiser au creux de son cou. La brûlure insupportable de son souffle sur sa peau. Et pourtant, Jonathan ne bougeait pas. Il restait figé, incapable de remuer ne serait ce qu'un muscle face à Elle. Puis, pour la première fois, Elle leva une main vers Son voile. Et en souleva doucement l'un des bords. C'est là qu'il vit Son œil. Rouge comme le sang. Elle commença à rire. Et soudain, comme un noyé qui retrouverait de l'air, Jonathan commença à hurler. Et comme à chaque fois qu'il hurlait, Elle disparaissait. Mais il savait qu'Elle reviendrait. Le sinistre spectre d'Alyssa Cove.
Jonathan Pikes avait toujours été un homme sûr de lui, et plein de qualités. Brillant orateur, habile stratège, et véritable requin en matière de négoce, il avait rapidement su se tailler une place sur le marché. Ses produits innovants et ses marchés de dupes lui avaient permis de devenir rapidement riche, et connu. S'il avait perdu une part de sa pureté, de sa morale, et de son innocence ? Oh, sans doute. Mais c'était les risques du métier. Il n'avait en revanche jamais craint une quelconque vengeance. Car plus qu'étant le prochain maître du commerce international, il était un mage très doué dans l'art de se protéger. Ses boucliers et charmes de protection le mettaient à l'abri des assassinats. Et il se savait bien trop brillant pour se faire ruiner par un concurrent. Il était une machine qui ne connaissait pas de limites. Il avait lentement racheté tout ses concurrents. Et il savait qu'à présent, il allait bientôt jouer dans la cour des grands. Et qu'ils se soumettraient tous, comme tous l'avaient toujours fait. Qui eût cru qu'un fils de rien ferait un jour trembler les grands ?
Il ne lui manquait que deux choses pour officialiser son nouveau statut. Une épouse, et un domaine. Il ne comptait certainement pas se marier dès à présent. Les femmes étaient une perte de temps, et une nuisance dans le monde des affaires. L'amour s'opposait toujours un jour ou l'autre à la raison, et provoquait la chute des plus grands. Quant au domaine, il avait justement eu beaucoup de chance. Un de ses serviteurs l'avait justement informé qu'une grande demeure venait d'entrer en vente. Un manoir d'ancienne facture, avec tout le confort, le luxe, et le cachet requis pour un homme de son rang. De plus, le manoir était pour le moment entre les mains d'une vieille veuve, dont on disait qu'elle sombrait lentement dans la sénilité. Soit la parfaite occasion de faire l'affaire du siècle. Jonathan joua de tout son charme et de son affabilité avec la vieille dame. Celle ci semblait effectivement perdre la tête, puisqu'elle souffrait de fréquentes absences, comme en communication avec un plan spirituel. Ou sans doute plutôt le néant qui régnait désormais sous ses mèches grises. L'accord fut rapidement conclu, et il empocha effectivement le manoir pour une bouchée de pain. Il était désormais l'heureux propriétaire d'Alyssa Cove. Au moment de signer le contrat cependant, la vieille femme lui avait saisi le poignet. Ses yeux brillaient d'une curieuse façon.
"Prenez garde. Elle est jalouse."
Elle lui avait dit qu'un bel homme comme lui devrait se méfier. Car Elle était possessive. Et que le mal absolu ne se lassait jamais de la beauté et du vice. Il avait laissé la vieille folle partir en maugréant ses malédictions. S'il avait su.
Les ennuis avaient commencé environ une semaine après son installation. Un soir qu'il lisait dans sa bibliothèque, un bruit curieux provenant de la cuisine avait attiré son attention. Déclenchant l'un de ses protections, il s'était alors dirigé silencieusement vers la cuisine. Le bruit d'une assiette brisée retentit. Il y avait quelqu'un là bas. Il était presque sûr d'avoir verrouillé toutes les issues, mais un voleur plus malin que les autres avait du trouver une faille. Jonathan ouvrit brusquement la porte en allumant la lumière. Il sentit comme un rapide courant d'air effleurer son visage, mais n'eut pas le temps d’apercevoir quoi que ce soit. Sinon l'épouvantable chaos qui régnait dans la cuisine. Assiettes brisées, tiroirs ouverts ou vidés, contenu des placards répandus sur le sol. Ce n'était pas un cambriolage. Mais pur sabotage. Quelqu'un avait saccagé la cuisine, sans aucun but apparent. Il convoquerait sa femme de ménage le lendemain pour nettoyer les dégâts. Mais ses sens magiques ne lui permirent pas de trouver la moindre présence humaine dans la maison. Et pourtant, lorsqu'il revint dans la bibliothèque, il ne put se leurrer. Quelqu'un était passé ici. Il manquait à son livre la page qu'il lisait. Déchirée.
Il avait d'abord voulu à des plaisantins. Un groupe de jeunes qui aimaient détruire des choses dans les riches maisons. Mais malgré tout les sortilèges dont il paraît sa maison chaque soir, les destructions continuaient. Et il savait que ça ne pouvait impliquer que deux choses. Soit le saboteur était déjà dans la maison. Soit il n'était tout simplement pas humain.
Il fit alors appel à une équipe d'exterminateurs. Ceux ci enfumeraient, piégeraient, et anéantiraient toute forme de vie dans le manoir. Même si Jonathan doutait que cela pouvait être l'oeuvre de rats, ou de nuisibles de la même sorte, il n'y voyait pas d'autres explications. Il partit donc pour la semaine à Akane Resort, prendre des vacances, le temps pour ses exterminateurs de régler son problème. A son retour, tout le manoir avait été purgé. Il était d'ailleurs étonnamment bien entretenu pour une bâtisse de cet âge, ils n'avaient presque rien trouvé. Mais Jonathan était satisfait. Quoi que ç'eût été, c'était désormais dans un incinérateur. Ce soir là, en sortant d'une douche brûlante et relaxante, il nota que la buée sur la vitre dessinait quelque chose. Des courbes rondes, élégamment penchées. Des lettres. « Je suis là, et je te vois mon bel amant. ».
Il avait bien sûr contacté les exterminateurs, furieux d'une telle plaisanterie. Aucun n'admis cependant être à l'origine du message. Il n'y avait visiblement rien à tirer de cette bande d'imbéciles et de mauvais plaisantins. Enfin, sa maison était purgée, et malgré cette petite contrariété, il était ravi d'être débarrassé des ravageurs. Il pourrait enfin profiter de sa maison en paix.
Pour célébrer son installation et ses problèmes terminés, il en profita pour organiser une petite réception. L'occasion de convier des partenaires, des amis, mais aussi des concurrents. C'était triste à dire, mais la compétition de qui avait la plus grosse demeure restait un des meilleurs moyens d'asseoir son autorité. Et il ne doutait pas de gagner avec une demeure de cet acabit, et ayant un tel patrimoine historique. Il y avait cependant un point qui pouvait gâcher tout l'effet d'une telle réception. Une panne technique. La lumière s'était brusquement coupée aux alentours de minuit. Puis une servante avant hurlé dans la pénombre. Lorsque le courant était revenu, elle avait été retrouvée blessée au fond d'un couloir. Elle affirmait avoir été blessée par une femme qui avait surgi de nul part, tout de blanc vêtue. Il avait rapidement envoyé la pauvre dans un centre, et ce le plus discrètement possible. Si ses invités s’apercevaient de ce qu'il s'était passé, sa carrière en prendrait un coup. La lumière revint finalement, avec un soupir de soulagement des invités. Et pourtant, Jonathan remarqua qu'une femme le fixait. Assise sur un boudoir, ses iris mauves ne le quittaient pas. Une peau d'une extrême blancheur, des cheveux blonds, et une longue robe fendue noire. Elle lui fit un discret signe.
Il s'approcha, un sourire aux lèvres. Certes, il ne comptait pas encore prendre épouse. Mais être vu au bras d'une aussi délicieuse créature ne pouvait que bénéficier à son aura. Cependant, lorsqu'elle l'enjoint à s'asseoir à ses côtés, il comprit rapidement que ses intentions étaient tout autres qu'une folle nuit dans du satin froissé.
« Elle a attaqué quelqu'un, n'est ce pas ? »
« ...Excusez moi ? »
« Celle qui hante ces murs. Elle a attaqué une nouvelle personne, n'est ce pas ? »
« Je peux savoir qui vous... et comment vous... ? »
« Madelyn Alyssa. »
« Mais... Vous ne faites pas partie des invités... ?! »
« Je suis une lointaine nièce de la première propriétaire de ce manoir, Dame Alyssa. »
« Mais vous... »
« Vous avez bien dû percevoir des traces de sa présence non ? »
Jonathan songea à chasser l'opportune. Puis il réfléchit. Les objets brisés. Le message sur la vitre. Se pouvait il que ? Non bien sûr. C'était là ridicule.
« Mademoiselle, je ne crois certes plus aux contes de fées. Il n'y a personne ici, en dehors de moi et de mes servantes si j'ai besoin d'elles. »
« Servantes qui finiront sur un brancard. Elle est jalouse. »
Nouvel écho. L'avertissement de la vieille folle. Elle était jalouse.
« Je resterai dans la salle quand tout le monde sera parti. Attendez moi ici. Je vous retrouverai. »
Elle ne lui décocha qu'un regard. Mais quelque chose dans ces yeux violets lui intimait de rester. Il savait qu'il devrait l'attendre, même s'il n'était pas sûr du pourquoi. Le reste de la soirée se déroula sans incident notable. Mais dans l'esprit de Jonathan brûlait la promesse de la demoiselle aux yeux mauves.
Comme promis, une fois le dernier invité raccompagné, il la trouva sur le boudoir, assise sagement, les mains croisées sur ses jambes fines.
« A présent, vous comprendrez que je désire une explication ? »
« Tante Tatiana se trouve toujours ici. »
« Excusez moi ? »
« Son esprit hante toujours les murs de sa demeure. Tatiana Alyssa, qui fit jadis bâtir ce manoir pour elle et son fiancé. »
« Comme je vous l'ai dit, je ne crois pas aux esprits. »
« Vous êtes plutôt bel homme. Je doute qu'elle ne se soit pas déjà manifestée. »
« Même si c'était le cas, je ne vois pas ce que en sauriez, ou même pourriez y faire. »
Madelyn lui décocha un aimable sourire. Il se sentit fondre.
« Nous sommes une longue lignée de magiciennes. Je suis médium, et sens la présence de ma tante. Le fait qu'une servante ait été attaquée est une preuve de son pouvoir.»
« C'est ridicule... »
« Vous croyez en elle. Comme tout les spectres, elle a besoin d'une source de pouvoir pour s'animer. En son cas, elle le tire de la fascination qu'elle exerce sur les gens, et l'attention qu'ils lui portent. Plus vous croirez en elle, plus elle sera forte. Le fait qu'elle ait pu blesser une mortelle montre bien que vous avez conscience de sa présence. »
« ...Que suggérez vous ? »
« Je souhaiterais rester ici quelques temps. Pour essayer de voir tante Tatiana, et d'apaiser son courroux. »
« ...Très bien... »
Il ne savait pas pourquoi il acceptait. Ce n'était que des coïncidences dans le fond. Mais quelque chose sonnait trop juste. Et il savait qu'il serait très malheureux de quitter ces douces iris mauves.
Ainsi commença la vie avec Madelyn au manoir. Elle se montrait souvent discrète ou affairée, au grand damne de son hôte. Tantôt dans la bibliothèque, tantôt dans d'anciennes chambres, elle cherchait des traces de l'esprit de sa défunte et ancestrale tante. Jonathan n'était toujours pas convaincu qu'il y ait eu un spectre dans cette maison. Mais un soir, il ne put que se rendre à l'évidence.
Il avait travaillé jusqu'à tard dans le bureau vert. Un nouveau projet qu'il tenait absolument à finaliser. La lune était donc levée depuis un moment lorsqu'il décida de rejoindre sa chambre. Il ne la vit pas immédiatement. Ce fut le clair de lune passant au travers de la fenêtre qui lui révéla brusquement. Lady Tatiana Alyssa. Elle portait une longue robe de mariée de riche facture. Le bas de sa traîne disparaissait dans des volutes de fumée mauve. Sa peau à la teinte de porcelaine tranchait dans la nuit. De son visage, placé sous un épais voile, on ne voyait que les lèvres, à la teinte rouge du sang. Elle leva les mains vers lui. Avant de hurler brusquement. Jonathan tomba à la renverse, et commença à ramper en sens inverse, vers la porte. Lorsqu'il jeta à nouveau un regard derrière lui, elle avait disparu. Quelques minutes après, un pas léger retentit sur le parquet, et Madelyn, alors juste vêtue d'une fine robe de chambre, accourut vers lui.
« ...C'était elle ! Elle était vraiment là ! »
« Tante Tatiana regagne ses forces... A t elle laissé un indice sur sa condition ? »
« Un quoi ? »
« Un indice. Sur sa condition. »
Madelyn lui parla alors de la vraie nature des spectres. Ceux ci étaient des reflets nés des mortels. A son décès, un mortel était supposé rejoindre le ciel et la terre. Mais parfois, quelque chose les retenait en arrière. Une tâche à accomplir. Ou alors, un sentiment particulièrement puissant. Il n'existait que deux façons de les purifier. Soit attendre qu'au fil des siècles, ils disparaissent lorsqu'ils n'auraient pas trouvé de source d'énergie suffisante. Soit résoudre leur conflit, intérieur ou extérieur. S'ils voulaient vaincre Tatiana, il leur faudrait d'abord trouver d'où venait la cause de sa présence.
A partir de cet instant, Jonathan ne fut plus jamais seul. Il lui semblait sentir en permanence le regard, dissimulé par son voile, du spectre. Elle apparaissait au détour des couloirs. Brusquement, dans un miroir devant lui. Dans une volute de brume. Pourtant, il ne parvenait pas à obtenir quoi que ce soit d'elle. A l'origine, elle ne faisait que hurler, avant de disparaître pendant qu'il paniquait. Mais au fur et à mesure, elle regagnait en pouvoir. Le bruit de ses pas avait bientôt commencé à résonner régulièrement dans le manoir. Ensuite, cela avait été son chant. Un murmure mystérieux, dont il était incapable de comprendre le sens. Mais qui le glaçait à tel point qu'il ne se sentait plus capable de bouger. Il restait, pétrifié, attendant et priant qu'elle reparte bientôt.
Madelyn était restée avec lui. Elle venait le réconforter après chaque apparition, pour le consoler, le cajoler, mais aussi l'interroger. Si elle parvenait à trouver la clé des apparitions, elle pourrait le protéger. Mais il ne comprenait pas le sens des visites de Lady Tatiana. Elle ne faisait rien. Pour le moment.
Car après cela, elle commença à lui rendre visite. La nuit. Elle s'infiltrait dans sa chambre, précédée de son doux murmure aux accents terrifiants. Il avait commencé par devoir subir sa terrible présence. Puis elle s'était enhardie. Elle avait commencée à l'approcher. Et bientôt, il avait subi son contact. Le toucher glacial de sa main. La souffle brûlant de son soupir. Il lui arrivait passer des heures à frotter les endroits où le souffle de la défunte a atteint sa peau, avec l'atroce impression d'avoir été brûlé. Et pourtant, rien n'y faisait. Elle revenait toujours. Il avait désespérément essayé de cesser d'y croire pour ne plus donner prise à son pouvoir. Mais elle revenait toujours. Comment alors ne plus y croire ?
Jonathan Pickes s'allongea lentement dans ses draps de soie. Il déglutit péniblement. Tout irait bien. Ce n'était rien. Rien qu'un résultat d'un excès de travail, et de superstitions idiotes. Mais il ne pouvait garder les yeux complètement fermés. Il sursautait au moindre craquement du vieux bois. Au moindre soupir du vent dans la vieille maison. Il se retourna dans son lit. Tâchant de ne pas trembler. Tâchant de s'endormir pour ne pas avoir à vivre ça. Il entendit comme un frottement quelque part dans la maison. Il ferma les yeux. Fort. Ce n'était pas Elle. Elle n'était pas là. Il prit une grande inspiration, et expira le plus longtemps possible. Même si... Elle... devait être là... il connaissait les règles fondamentales en matière de magie. Y croire était la première clé. Il n'avait pas peur d'Elle. Elle n'existait même pas. Il se força à continuer de respirer paisiblement. Et s’apaisa. Elle n'était pas là. Il laissa ses nerfs fatigués se faire bercer par le silence nocturne.
Puis il rouvrit brusquement les yeux. Quelque part, dans la maison, une voix s'était élevée. Non. Elle n'était pas là. Elle n'existait pas. Il n'y avait personne. Il était en sécurité. La voix était douce. Un murmure cajoleur qui imprimait sa plainte doucereuse dans les murs. Puis il entendit le « tac ». Tac. Tac. Tac. Le bruit de Ses pas. Non, pas de Ses pas. Elle n'avait pas de pas, Elle n'était pas là. Tac. Tac. Le chant délicieux qui se rapprochait. Comme à chaque fois, il se sentait se raidir. Incapable de bouger. Les yeux grands ouverts. Vides de raison. Emplis de terreur. Tac. Tac. Le murmure était tout proche. Les pas s'étaient arrêtés vers sa porte. Non. Elle ne pouvait pas entrer. Il y avait veillé. Une brume mauve s'écoula doucement sous la porte, se répandant dans la pièce. Jonathan ne put que gémir faiblement. Elle venait. Elle était là. La brume rampa le long du mur, puis le long du baldaquin. Ondulant doucement sur la toile au sommet. Puis, dans la brume, une silhouette se dessina. Elle était là. Son buste émergea doucement du brouillard. Vêtue de blanc. A la peau de porcelaine. Ses yeux et Ses cheveux dissimulés par son épais voile. Ses lèvres purpurines d'où sortait la douce chanson nocturne. Elle se pencha doucement sur lui. Soufflant un délicat baiser au creux de son cou. La brûlure insupportable de son souffle sur sa peau. Et pourtant, Jonathan ne bougeait pas. Il restait figé, incapable de remuer ne serait ce qu'un muscle face à Elle. Puis, pour la première fois, Elle leva une main vers Son voile. Et en souleva doucement l'un des bords. C'est là qu'il vit Son œil. Rouge comme le sang. Elle commença à rire. Et soudain, comme un noyé qui retrouverait de l'air, Jonathan commença à hurler. Et comme à chaque fois qu'il hurlait, Elle disparut.
Comme toujours, Madelyn était venue le rejoindre. Elle passa de l'onguent sur l'endroit où le souffle de la terrifiante mariée avait atteint le pauvre homme. Il ne dormait presque plus, et il avait considérablement maigri. Elle lui fit alors une proposition. Comme visiblement, attendre les paroles du spectre ne ferait que l'affaiblir, elle suggéra d'imposer une réponse. D'entamer le dialogue de leur côté. Jonathan, désespéré, accepta.
Le lendemain soir, il contempla sceptique le sceau tracé à la cire dans la bibliothèque qui devait les protéger contre les mauvais esprits. Madelyn était assise devant une petite table, un jeu de lettres en bois répandu devant elle. Elle l'invita à s'asseoir en face de lui. Il pénétra le cercle, et s'assit. La médium allait faire son office. Elle l'invita à saisir une de ses mains, pour qu'il serve de pont. Sa main était douce et fraîche, comme la neige un matin d'hiver. Il nota à quel point Madelyn ressemblait involontairement à sa
« Tante Tatiana, c'est moi, Madelyn, ton sang et ta chair. S'il te plaît, Tante Tatiana, laisse moi entendre les échos de ton cœur. Susurre moi tes tourments. Fait de moi le diapason de ton désir. »
Un bruit sourd parvint de l'autre côté d'une étagère, faisant sursauter Jonathan. Quelque chose passa rapidement, dans un bruit froissé. Madelyn avait fermé les yeux. Sa main libre volait désormais, touchant du bout des doigts certaines de lettres. Parfois une caresse, parfois un contact qui semblait lui procurer une décharge, parfois un contact plus hésitant. Les bruits dans la bibliothèque commencèrent à se multiplier. Ils venaient de tous parts désormais. Puis, tout cesse brusquement. Madelyn dodelina de la tête, avant de rouvrir les yeux. Elle prit une lente inspiration. Puis commença. Tatiana était l'âme défunte d'une suicidée. Il y a plusieurs siècle, la jeune Lady s'était vue promettre un mariage par un jeune homme dont elle était éperdument amoureuse. Elle était prête à vendre son âme à tous les démons de l'enfer pour le combler. Et pourtant, peu avant leur noce, il l'abandonna pour une autre, plus fortunée. La jeune femme en eut le cœur brisé. Ses suivantes l'avaient retrouvée pendue dans sa chambre, portant sa robe de mariage.
« Cela explique ainsi tout ce qui est arrivé ici. Elle s'est attachée à vous, bel homme. Elle a cherché par tout les moyens à attirer votre attention, à vous attacher à elle. Elle a attaqué votre servante, trop belle à son goût, et qui aurait pu vous voler à elle. Mais elle ne se permet jamais d'aller très loin avec vous. Une jeune femme doit rester chaste et pure jusqu'au mariage. »
Jonathan eut l'impression de manquer d'air. Cette histoire le dépassait complètement.
« Que pouvons nous donc faire ? »
« Je l'ignore... Ce ne sera pas un sentiment simple à défaire, l'expier sera difficile. Elle ne me fera pour le moment aucun mal, car elle sent que mon parfum appartient à sa lignée, mais si je suis trop vive et malhabile, elle changera rapidement d'avis. Je dois bien préparer mon office. »
Ils se séparèrent sur ces mots. Jonathan rentra dans sa chambre en silence. Il débouche une large carafe du premier alcool fort qu'il trouva. Et commença doucement un verre. Puis deux. Puis vida entièrement la carafe. Il ne comprenait plus rien. Il ne savait plus quoi faire. Et il savait que dans quelques heures, elle reviendrait le voir, vierge jouant les oies blanches devant son promis. Et ça le tuait.
Au fil des jours, Jonathan se perdit de plus en plus dans les abysses. Les graines de la folie plantées avant la consultation semblaient à présent prendre racines. Madelyn ne semblait pas trouver de solution, dans la mesure où même organiser la noce rêvée de Tatiana ne provoquerait sans qu'un désastre, la spectre voulant alors sans doute emporter son époux avec elle.
Le lendemain de cette suggestion, Tatiana ne vint pas. Et le jour suivant non plus. Bientôt, une semaine s'était écoulée sans que la sinistre mariée ne vienne s'enquérir de l'état de son futur. Jonathan commença à voir une lueur d'espoir. Peut être était elle partie. Peut être pourrait il cesser les médicaments et l'alcool. Peut être serait il enfin en paix.
La huitième nuit, il fut réveillé. Madelyn hurlait. Il enfila rapidement une robe de chambre, et fila en direction de la chambre de la belle. Sur le chemin, il se demanda comment elle avait pu avoir la patience de traverser tout ces corridors chaque nuit pour venir le voir. Le hurlement se tût brusquement, comme si on avait coupé un fil. Il serra les dents. Il n'avait pas pu lui arriver malheur.
Il pénétra avec fracas dans la chambre, sans prendre même le temps de frapper. Au diable les convenances.
Madelyn se tenait debout, vêtue d'une simple chemise de nuit en satin. Observant le clair de lune par la fenêtre, elle lui tournait le dos. Il soupira. Elle allait bien.
« Madelyn ? Il me semblait vous avoir entendu... »
« Tout va bien mon bel amant. »
Il se raidit. Il n'avait vu « bel amant » dernièrement qu'une seule fois. Sur son miroir de salle de bain.
« Madelyn... ? »
Elle se tourna lentement vers lui, visage baissé, comme si elle était gênée.
« Madelyn, est ce que vous... ? »
« Toi et moi serons heureux pour toujours dans cette maison, mon tendre amant... »
Elle releva lentement le visage. Et il croisa son regard. Un regard rouge comme le sang. Le regard de Tatiana. Elle commença à rire d'un air moqueur, tandis que Jonathan ne put que laisser échapper une plainte terrifiée. Il détala sous les assauts du rire de la possédée. Mais ce rire ne le quittait pas. Elle le suivait. Le bas de son corps s'était mué en cette brume mauve qui la caractérisait. Elle glissait sur le sol, rampait sur les murs, les bras tendrement tendus vers lui. L'invitation délicieuse d'une douce étreinte autour du cœur d'un monstre. Il courut en tous sens dans son manoir, poursuivi par la jeune femme au rire moqueur. Il commença à jeter vases et meubles sur sa route, espérant la freiner. Vain espoir que celui d'un fou, quand la lady glissait simplement dessus, pas même ralentie.
« Mon tendre amant... Mon précieux cœur... »
« Prend ce qui m'est précieux ! Mais laisse moi, je t'en moi supplie... »
Il commença à errer dans les pièces. Mais qu'importe les portes closes, elle se glissait par les dessous de portes, par les trous de serrure, rien ne l'arrêtait. Il passa dans ses bureaux, lui jetant tout l'or qu'il possédait, ses titres de propriété, ses projets tout. Mais la jeune femme passait juste à travers la masse, ne prenant l'or que pour mieux le jeter. Ne saisissant les papiers que pour mieux les froisser. Il finit par se retrouver enfermer dans sa salle de bain. Le rire s'était tût. Il pensa un instant que Tatiana avait renoncé. Puis levant les yeux sur le miroir, il la vit, un sourire narquois sur le visage, ses yeux rouges le fixant d'une joie mauvaise. Il hurla. Encore et encore. Jusqu'à sentir quelque chose se briser en lui. Une fine et fragile barrière entre la raison, la morale, la logique, et le cœur. Tout était mélangé. Il se jeta sur son armoire à pharmacie. Il saisit tout ses flacons. Antidépresseurs, euphorisants, calmants, somnifères, tout y passa. Il se renversa le contenu de tout les flacons dans la gorge, cherchant à échapper à sa terreur. Il s'écroula sur le sol. Il commença à s'étrangler en agissant de façon désordonné. Puis il cessa de bouger. Sa surconsommation d'alcool, alliée à son overdose avait eu raison de lui. Pauvre chose fragile.
Alicia se laissa redescendre au sol. Elle regarda les quelques feuilles qu'elle avait récupéré dans le bric à brac qu'il lui avait lancé. La formule de son prochain projet. Ça ne ferait pas de mal, il suffirait de créer un dérivé. D'autant que ce n'était effectivement pas une mauvaise idée. Enfin.
Elle enjamba le cadavre encore chaud de Jonathan, et s'admira un instant dans le miroir. Le blond lui allait bien. Mais elle remplaça ses iris rouges par leur violet habituel. Beaucoup plus seyant. Elle ouvrit la porte de la salle de bain, et s'élança d'un pas léger et alerte dans les couloirs. Elle chantonna un petit air, qui lui valu un concert de piaillement. Echo, Murmure et Soupir, ses trois adorables chauve souris complices, rejoignirent leur maîtresse. Elle les révoqua rapidement. Elle souhaitait encore s'habiller et se faire une toilette avant de partir. Elle était excessivement fatiguée. Passer ses nuits à jouer les esprits vengeurs, et ses jours à consoler ce pauvre imbécile était épuisant. Elle récupéra rapidement sa superbe robe de mariée dans sa commode, avant d'empaqueter ses affaires. Elle savait bien qu'une aussi jolie pièce lui reservirait un jour. La vraie perfection était utilisable en tous temps. Une fois ses affaires récupérées, elle quitta prestement le manoir. Une voiture et son cocher l'attendaient devant. Elle grimpa sans plus attendre. A l'intérieur, une vieille femme l'attendait.
« Margreth ? Vous rachèterez cette maison aussi tôt que possible d'accord ? Vous avez parfaitement joué votre rôle à la vente, mais il serait dommage de ne pas récupérer ma troisième maison d'automne. Et les demeures avec un suicidé sont toujours moins chères. »
« Oui maîtresse... »
Une femme asservie à sa volonté, comme tant d'autres. Jonathan Pikes avait cru que le destin lui avait été favorable. Il avait tort. Il n'existait aucun destin. Aucun coup de sort ne lui avait permis de réussir. Pas plus que le destin n'aurait pu rapprocher « Tatiana » et son écervelé d'amant. Une jolie fable d'ailleurs. Comme tout le reste. Envoûter un de ses serviteurs pour qu'il obtienne cette maison précisément. Le plus compliqué ayant été d'entrer ensuite. Il était un meilleur mage bouclier qu'elle ne l'avait songé. Mais les actions de Soupir, Murmure et Echo, ainsi que la très opportune soirée lui avait permis d'entrer dans son cercle de défense. Et de lentement le saper. Elle n'avait pas spécialement prévu son suicide. Il avait été idiot de se penser fort parce que son corps était sauf. La vraie faille des mortels était le cœur. Elle avait pensé que le rendre fou suffirait, mais bon. C'était une bonne fin aussi. De cette façon, cela se serait passé comme elle l'avait prédit. Tatiana avait emporté son bel amant avec elle dans la tombe... Alicia gloussa. Qui eut crû que sa vieille harpie de grande tante Tatiana serait un jour propulsée comme héroine d'une glauque romance à travers les âges ?
Enfin. Jonathan était effectivement hors circuit. Et elle avait la formule. Il avait bêtement cultivé le secret pendant des années, craignant les coups de poignards. Si bien qu'il ne laisserait rien d'utilisable derrière lui. Un fils de rien qui devenait magna ? Et puis quoi encore... Le ciel et la terre étaient ainsi fait. Ceux en bas restaient en bas. Et ceux en haut les écrasaient. Il n'existait pas de belles choses comme un passage d'un monde à l'autre. C'était là bon pour les perdants, les morts, et les romantiques. Et plus généralement, les trois à la fois.
L'implacable Lady soupira. Son jeu était déjà fini. Mais elle avait savouré chaque instant. Car qui pouvait nier que rendre visite la nuit à une personne terrorisée n'avait rien d'exaltant ? Elle songerait à lui quand elle retournerait prendre le thé dans sa demeure.