Mes pieds heurtent sur le sol dallé de la gare avec un claquement sec. Je vacille un peu: je suis descendu en marche. Mais je me suis beaucoup reposé en chemin. Et je me sens bien, sinon en pleine forme. Je rajuste mon sac à dos chargé d'un mouvement d'épaule ample, puis je marche d'un pas vif vers la sortie de la gare. J'inspire à fond l'odeur des pins et des vieux ormes qui entourent la gare. Pas de doute, je suis en terrain connu. Pour la première fois depuis (trop) longtemps, je me sens en sécurité. Sous l'ombre de ces arbres centenaires, je me sens capable de défier un dragon. Et même si ma force a considérablement chu ces dernières années, ainsi que me laisse croire ma petite expédition... Je reste quasi invincible à Kunnugi.
La gare se trouve en entrée de village, près du marché qui permet aux habitants de s'approvisionner en produits manufacturés et autres denrées des villes. Dès que j'en suis sorti, j'emprunte un petit sentier détourné qui jouxte les remparts de Kunnugi, m'éloignant ainsi du coeur du village. Je suis arrivé de bon matin, alors que les premiers merles des bois sifflent à peine. Mais beaucoup de villageois sont déjà réveillé, et j'aimerais éviter d'attirer l'attention sur mon retour. Je ne crains pas leur compagnie: ils sont pour la plupart bons, et tous sont francs. Mais je veux juste être le plus vite possible chez moi, enfin. Je veux faire un somme ininterrompu ou presque, et ne me réveiller que pour le Tea Time et les cookies que j'ai laissés derrière moi.
Ma consommation magique ainsi que mes blessures pèsent encore sur mon corps, malgré mes phases de repos fréquentes. De plus, il n'y a rien de plus curieux qu'un Kunn. (Habitant du village Kunnugi) Très satisfaits de la vie d'artisans/maraîchers sédentaires qu'ils menaient, ils n'en développaient pas moins un goût aïgus pour les nouvelles et les chansons venant de l'Extérieur. Et si j'avais refait surface après deux mois d'absence, je ne serais guère rentré que longtemps après le coucher du soleil.
Je touche d'un doigt pensif la barrière de bois qui doit bien faire trois mètres de haut. Même si les Kunn vivent avec et de la forêt dont ils tirent leur pitance, ils doivent faire face à ses dangers. Notamment les loups, ours, et esprits magiques de toutes sorte. La barrière de bois d'ébène, enchantée par un ancien chef d'une guilde puissante il y a de cela plusieurs millénaires, tient à distance les trois. Inaltérable, le bois d'un noir lustré semble aussi vivant que celui d'un théier fort et vigoureux, mais ma Vegetal Hand a toujours été incapable ne serait-ce que de le faire frémir.
Ça fait du bien d'être à nouveau en ces lieux familiers.
Je rajuste mon manteau, puis rabat le capuchon sur ma tête pour passer la grande porte Est. Le Gardien de la ville doit être parti depuis longtemps car les dangers les plus vraisemblables surviennent de nuits et l'essentiel de la garde (qui se réduit à dix hommes, que je connais tous), est rassemblé au marché hebdomadaire. J'ai de la chance: c'est un des seuls jours de la semaine où je n'ai aucune chance de croiser quelque enfant Kunn furetant dans un coin à la recherche de fouines. Je sors du village, et suis saisi par l'odeur pure de la forêt.
Pins, cèdres, chênes, ormes, sorbiers, théiers, noisetiers, [et la liste peut encore s'allonger..] mêlent leurs arômes dans une joyeuse effusion de senteurs, et la chlorophylle, qui domine tout cela, me met dans le cœur une allégresse que je n'avais plus ressentie depuis... au moins dix mille ans. Kunnugi, ma chère forêt! Les arbres s'étendent de tous côtés, bienveillants seigneurs qui veillent sur tout être depuis des temps anciens, et leur feuilles vertes témoignent d'une vigueur aussi réconfortante que familière. Les arbres entremêlent leur feuilles au sol, dans un tapis d'humus odorant. Dans les airs aussi, chacune des feuille chantonnent doucement sous la bise du vent, entonnant dans mon coeur une valse harmonieuse et changeante. Je me rends compte que je suis en train de rire comme un petit enfant, et je me mets à courir dans tous les sens, comme un gamin. Qu'importe! Je connais tellement bien ces bois que je pourrais m'y retrouver avec un bandeau dans les yeux. J'embrasse un bouleau qui n'avait pas autant de branche quand je suis parti, me roule sous un chataîgnier qui perd ses feuilles, et je monte aux premières branche d'un solide peuplier qui bourgeonne. Dans un déferlement de joie qui m'étonne moi-même, je me mets à chanter.
Ce ne sont pas des vers, rimes, et autres pamphlets vides. Je n'ai pas besoin de rimes pour exprimer mon amour pour ces bois. C'est juste une mélodie, légère comme le vent qui traverse ces bois, aussi lumineuse que le rayon de soleil qui frappe un tournesol, et piquante comme les fourmis qui me montent dessus.
…
FOURMIS?
-AAAAAAARGH!
Ça non plus ce n'était pas là à mon départ. Dans une forêt aussi profonde, on a toujours cinq ou six insectes planqués quelque part sur sa peau. Mais je connais les principaux nids d'oiseaux (et donc d'animaux.), et je ne m'attendais pas à voir des fourmis piquantes en un nombre aussi conséquent sur mon bras. Je me laisse déséquilibrer par la surprise et atterrit piteusement sur le ventre. Et je n'échappe pas à plusieurs morsures des sales bestioles liliputienne. Je pousse un grognement, le souffle coupé par le poids de mon sac qui est tombé sur mon dos, puis roule vivement sur le sol pour me débarrasser des insecte. Une fois à peu près propre (et mon manteau très sale.) je me relève. Je gémis: c'était vraiment pas la meilleure chose à faire pour mon dos.
Puis j'ai à nouveau un rire de savant fou. Le propre du vivant, c'est qu'il change. En deux mois, une fourmilière a largement le temps de s'installer. J'espère juste qu'il n'en n'est pas de même chez moi. En sifflotant un air léger, je me dirige vers ma maison.
La fraîcheur du bois, à peine atteint par le soleil, s'infiltre sous mon manteau, presque aussi revigorante que le bois lui-même. Un vent léger et agréable semble me pousser de sa propre volonté vers mon but. Les arbres se font de moins en moins clairsemés au fur et à mesure de ma progression, et des buissons à baies, dont certains que j'ai plantés, comblent l'espace entre eux. Les arbres frémissent à mon passage, comme pour me souhaiter la bienvenue. Le soleil, qui tombe par taches informes sur le sentier de bois, illumine mon chemin d'élégantes décorations. Et une mystérieuse excitation s'empare de moi, tandis que j'accélère le pas. J'ai l'impression que quelque dragon merveilleux m'attend devant moi.
Je tends l'oreille. Au murmure des feuilles gaies se mêle un chuchotis inaudible pour une oreille non entraînée. Oui. J'y suis, aucun doute. J'accélère, je cours presque, mettant cap plein Est pour enfin déboucher dans la Clairière aux Fées, ou aussi Clairière aux Fous, depuis que j'y habite. Petite, entourée exclusivement de God of Tea, elle est suréclairée par le soleil matinal. Fermant les yeux, je considère, le souffle coupé, l'endroit où j'ai vécu pendant dix ans, luisant d'une lueur surnaturelle. C'est fou ce qu'on perd de vue la valeur des choses quand on s'y habitue. Mon regard tombe sur la source du chuchotis: La Chatoyante. (En fait, les Kunn et les cartes l'appellent autrement, mais j'en ai renafout, c'est ma forêt, et j'appelle ce que je veux comme je veux.) Le ruisseau, tranquille en cette période de l'année, coule paresseusement sur les pierres, jetant de temps à autres des reflets vers moi. La Chatoyante abrite en son fond de nombreuses pierres qui elles-même abritent une quantité minime de zircon. L'eau érode la roche, et exhume le cristal au vu de tous. Si bien que lorsque le soleil brille, il est difficile de la contempler pendant des heures.
Mais je ne regarde le ruisseau frais que quelques secondes. Mon regard se pose sur un amas de végétaux, entassés les uns sur les autres. Trop petit pour un bosquet, trop grand pour une construction naturelle. Je m'approche, étrangement silencieux, et veillant à ne pas piétiner les fleurs. Marguerites, pâquerettes, coquelicots. J'ai pris soin de laisser derrière moi une nature agréable, même pour d'éventuels visiteurs. Je m'approche du tas de plantes. Entrelacés en un réseau fin, qui a nécessité une dépense énorme de magie, les Spiny Ivy pointent de longues épines acérées dans toutes les directions. Elles sont là, figées dans le temps, comme au premier jour, défense dissuasive et très solide contre tout intrus, quelque soit sa nature. À part un maître de l'illusion ou une créature magique d'une puissance effarante, personne ne pourrait entrer sans que je ne sois au courant. Et les bois m'auraient prévenu.
Je ferme les yeux, et enlève mes gants sale. Puis je pose une main sûre sur les épines du lierre. Ils régressent aussitôt, me laissant saisir une liane à pleine main. Ça fait plaisir de voir une plante obéir. Depuis l'épisode de la Rafflesius, j'ai appris à voir les petits plaisirs simples de la vie: une Vegetal Hand qui marche. Une pulsion de magie parcourt les plantes. Elles tremblent un peu, sous l'ondée verte, puis les cellules dont j'ai stoppé la croissance se remettent à bouger. Les lianes se redressent vers le ciel, formant une sorte de haie tout droit sorti d'un rêve tortueux. Puis elles régressent, et redeviennent des graines, avant d'exploser avec de légers « pop. ». Dix graines de Spiny Ivy. Quand même.
Dommage que ça ne suffise pas à vaincre un mage de feu. Je peux enfin contempler ma chaumière. La Green House. C'est comme ça qu'on l'a toujours appelée, depuis l'époque de mes parents. Avec un sourire satisfait, je contemple la solide baraque dont la peinture d'un vert pomme vif me souhaite la bienvenue. J'en fais le tour, pour vérifier l'état. Le bois est resté solide, quoiqu'il y ait quelques planches qui commencent à pourrir au niveau des fenêtres. Sans doute à cause de l'humidité permanente de mes plantes. Les fenêtres n'ont pas été peintes, du coup elles sont par bien des aspects plus sensibles.
Je pose ma main sur la poignée en bois d'acajou de la porte. Il est tiède comme si une main l'avait réchauffée peu de temps auparavant. Je m'essuie les pieds sur le seuil (une simple dalle en pierre), puis j'ouvre la maison. Laissant derrière moi la fraîcheur forestière, piquante mais revigorante, je sens sur ma peau la chaleur réconfortante de mon logis. Même après deux mois d'absence, la maison conserve ses propriétés d'isolation thermique hors du commun. Mon père était un mage de feu, dont la simple présence suffisait à chauffer l'air autour de lui. C'était très agréable, quand il me prenait dans ses bras... Et encore maintenant, je m'interroge sur l'étendue réelle de sa puissance. Pour qu'un sort de chaleur perdure autant de temps après sa mort, son pouvoir magique pur devait sans doute dépasser le mien, même maintenant.
Si la température est maintenue constante, la maison n'est pas isolée contre la saleté. Et depuis que je suis parti, une odeur épaisse de renfermé sature l'air. Une odeur presque aussi épaisse que la couche de poussière que je foule. Bon. Le repos, ce n'est pas pour tout de suite. Avec un soupir doublé d'un sourire, je pose mon sac, et retrousse mes manches. Au travail.
Après une heure de nettoyage/récurage/délogeage d'insectes, mon foyer vert est à peu près propre. Je me laisse tomber sur le lit, avec un soupir soulagé. Mon regard pensif erre dans la grande cabane. Mon lit de cèdre fait face à la porte, en acajou massif, impossible à enfoncer, ou à forcer. La Green House est à l'image de la forêt: composée de bois disparates, si bien que chaque planche, chaque pilier dégage une senteur différente. Tout cela se mêle harmonieusement, dans une structure rectangulaire, simple. Sur le côté gauche, une petite cheminée, utilisée pour la cuisine plus que pour le chauffage. En ce moment même, un petit chaudron remplie d'eau commence à chauffer, attendant le thé qui va me servir de repas. Sur le côté opposé, une table en pin, élégante, dont les pieds arborent divers dessins stylisés d'animaux en chasse. Trois tabourets: deux assez grands, taillés par une main expérimentée, et où s'observent les même dessins d'animaux figés dans des poses gracieuses... et un petit, mal avec un pied plus court que l'autre, et bancal.
Je me demande comment ça se fait que je n'aie jamais jeté moi-même cette horreur, vieilles de plusieurs siècles. Du côté de mon lit, face à la porte, deux armoires en cèdre. Une pour les ustensiles, et aliments. Une pour mes vêtements. Dans un coin pend une échelle, qui permet d'accéder à l'étage. Ça, je nettoierais plus tard. Le soleil est déjà haut dans le ciel, et je n'ai pas eu une seule minute à moi.
Je chemine doucement vers la cheminée, décroche le chaudronnet, puis verse une bonne moitié dans un grand bol. L'eau bouillante et fumante me monte au visage, le réchauffant. Je hume avec délectation, et après y avoir jeté quelques feuilles déssechées, sirote le liquide.
Tea Time à la maison. Qu'est-ce que j'en ai rêvé.
Je repose mon bol de thé avec l'impression d'émerger du paradis. C'est encore le matin, et il y a beaucoup de choses à faire dans cette baraque. Je les ferai plus tard: ma fatigue et mon repos avant tout. Je me dirige vers le lit et y tombe comme une masse. Depuis que je suis jeune, j'ai appris à repousser la fatigue, me contentant de brefs sommes pour ne pas tomber de fatigue. Mais celle-ci finit toujours par me rattraper, et je dois compenser toutes les heures que j'ai volé, sinon, je ne pourrais pas retrouver mon énergie magique complètement.
Je laisse le feu s'éteindre, et je m'enroule dans les couvertures de lin.
Le jour passe, et je me réveille, en pleine forme, au milieu de la nuit... Ouais, c'était pas une bonne idée de me coucher le matin, niveau décalage horaire. Je fais luire mes mains, pour éclairer un peu autour de moi. Ça fait plaisir de voir leur halo puissant, semblable à celui d'une torche, qui illumine presque entièrement la cabane. Je suis complètement remis. Il est temps de recommencer l'entraînement. Le Théier se fiche qu'il fasse nuit ou jour: il grandit, et met toute son application à cette activité qu'il pleuve du café, des rideaux, ou de l'eau. J'allume la lanterne suspendu au plafond, avale goulument un bol de thé froid, puis je monte l'échelle.
La chaumière n'a qu'un étage. Et si la peinture qui change selon la lumière du soleil dont elle est recouverte peut donner des soupçons au promeneur, cet étage dissiperait tous ses doutes: c'est bien une maison de mages. Partout autour de moi, des bibliothèques, empilées les unes au dessus des autres, recouvertes de rayonnages de livres plus vieux les un que les autres, et de toute sortes. Ma mère était une grande collectionneuse, doublée d'une érudite. La salle entière porte son empreinte: encombrée, extrêmement chaotique, avec juste une petite table de chevet et une chaise grinçante pour étudier.
J'ai eu le temps d'explorer et d'étudier profondément à peine un quart de cette pièce. Je n'ai plus un appétit gargantuesque pour la connaissance depuis bien longtemps. Et même quand je l'avais, je m'intéressais plus à l'herboristerie ainsi qu'à la magie quantique ancienne qu'aux études précises des civilisations anciennes de Bosco. Sur la table de chevet, un livre ouvert, avec une formule obscure, relevant de magie draconique. J'étudiais le pouvoir des Dragons Slayers avant de partir. Des études bien innocentes: je n'ai rien d'un savant fou. J'étudiais juste le lien supposé entre leur magie et leur durée de vie hors du commun qui [le reste est divagations inutiles d'un Magnus complètement plongé dans ses hypothèse sur le lien entre le thé et le pouvoir profond des dragons. Je vous épargne donc ce passage.].
Mais bref. Même si c'est sans doute la théorie la plus révolutionnaire qu'on ait osé faire du siècle, je ne suis pas venu pour ça. Je ferme le livre (me le gardant de côté pour plus tard.) puis je saisis un grimoire tout neuf, à la couverture en cuir vert, bardé d'arabesques d'or. Je l'ai fait réimprimer à Kunn, car le vieux tombait de décrépitude et je ne pouvais pas laisser se perdre ainsi autant de connaissance. Je souffle sur la poussière qui s'est accumulée sur la tranche, laissant apparaître le titre.
« Les Élus Verts. »
Personne ne sait qui a écrit ce livre. Sans doute est-il le fruit de plusieurs passionnés d'histoires et de théiers, ou alors d'un Esprit de la forêt lui-même. En tout cas, sa précision est aussi impressionnante que la validité des informations qu'il recèle.
« Il y a longtemps, plusieurs siècles avant l'ère des dragons, plusieurs millénaires avant la nôtre, les Seigneurs Verts, les arbres qui avaient apporté la vie sur terre, dominaient le monde en maître absolus. Êtres sages et bienveillants, ils accordaient la protection de leur ramures et la douceur de leur fruits à tous les Bons et les Justes qui foulaient leur pied. C'était une époque où guerres et perfidies ne souillaient pas la terre, car elle était toute entière Forêt. Et dans la Forêt où nul mal n'osait pénétrer, naquirent les premiers êtres magiques. Protégés par les ramages des Seigneurs Arbres, il les protégeaient en retour, et les faisaient croître jusqu'à atteindre les plus grandes proportions de la plus haute tour que l'on peut imaginer de nos jours. Ainsi la magie engendraient plus de magie, dans un cycle bénéficateur, pour les arbres, et pour les êtres.
Même maintenant que les Seigneurs Verts ont disparu, les descendants des mages qui s'en occupaient, les Élus, arpentent encore les forêts, vestiges de souvenirs de paix et de gloire passées...
Voici une des légendes courantes, transmises oralement de générations en générations chez les tribus nomades des forêts de Caelum.
Plus scientifiquement, on appellera un Élu Vert toute créature pensante ayant une magie se rapportant au végétal et ayant un rapport privilégié avec la flore quelle qu'elle soit. Ce livre s'efforcera de traiter les différentes catégories d'Élu que l'on peut rencontrer par le monde en 770, et de définir leur magie. »
Je tourne les premières pages, un peu plus vite, peu intéressé par le prologue. Je connais ce livre totalement par cœur, et c'est sa partie la moins intéressante pour moi. Je la raconterai peut-être, comme une histoire sur le marché, mais à part ça, il paraît évident que je ne suis pas le seul au monde à posséder un pouvoir apparenté aux Végétaux. Je feuillette le papier glacé, en respirant la bonne odeur du bois fraîchement travaillé. Hmmm. J'adore ça. J'en oublierai presque de lire le chapitre qui me concerne.
« Les Végétieux.
Ce sont les Élus Verts les plus faibles, car ils commandent aux arbres plus qu'ils ne les écoutent.(La phrase est rayée d'un coup de crayon rageur. Je t'en foutrais, moi, de la faiblesse.) À ce jour, aucun Végétieux n'a réussi à pouvoir parler à aucun des arbres autour de lui, contrairement à la plupart des Élus. Ils sont cependant les plus féroces, et compensent leur faiblesse par la ruse et l'imagination. S'ils ne peuvent modifier les arbres déjà existants que dans des proportions modestes, ils peuvent créer leur propre plantes à partir de la magie. Les plus puissants peuvent parfaitement créer des séquoia, pour peu qu'ils aient assez de connaissance sur l'arbre. La plupart des Végétieux se spécialisent dans la création et la manipulation d'un seul type de plantes, c'est d'ailleurs un moyen efficace de reconnaître leur puissance. Plus un végétieux est fort, moins il utilise de plante variées. En plus de leur constitution solide, ils sont d'une longévité exceptionnelle, surtout lorsqu'ils utilisent souvent leur magie.
La dernière tribu de Végétieux se trouve dans le Bois du Guet de Bosco. Sédentarisés depuis longtemps, ce qui est rare chez les Élus, ils gardent jalousement le secret de l'apprentissage de leur techniques. Ils sont très méfiants vis à vis des étrangers, se défiants particulièrement des mages maîtrisant le feu. Cependant, il est facile de gagner leur confiance à partir du moment où on est soit même un Élu Vert. Voici donc quelques unes de leurs techniques ancestrales que j'ai pu récolter. »
…
Je referme le livre, avec une moue pensive. Ouais, j'ai déjà fait ça. Mais c'était loin dans ma jeunesse, et je me souviens encore de la fatigue, après. Je nettoie pensivement la poussière qui s'était accumulée dessus, puis je le laisse sur la table. Je risque d'en avoir besoin souvent ces temps-ci. Je me retourne, et lâche un bâillement traître. Nous sommes en pleine nuit, seule la lumière stellaire, faible et pâle, éclaire une partie de la pièce. Je me dirige quasiment à l'aveugle, ce qui n'est pas vraiment problématique, dans une pièce que je connais aussi bien. Je descends précautionneusement l'échelle, et allume un petit feu. Je dois économiser mon bois de chauffage, car je n'ai pas pris la peine de refaire mon stock avant de partir. Et il faut aller assez loin pour trouver du bois mort, ici. L'eau se met à chauffer doucement.
Je reste là, assis sur le tabouret, les mains tendues vers la flamme douce, avec cette fascination enfantine et immémoriale pour les flammes qui dansent. Quand j'étais jeune, et que je voulais être un mage de feu, je pouvais le regarder brûler et fixer mon attention dessus durant des heures et des heures. Maintenant, ça me fait un peu mal. Je préfère la pénombre des sous bois. Bref, après m'être chauffé les mains, je me rends compte que mes vêtement commencent à sentir. Je ne les ai pas lavé depuis... Depuis une belle lurette. Ça fait au moins deux ou trois semaines que j'ai croisé ma dernière rivière... Après l'entraînement, la lessive m'attendra.
L'eau chauffe, devient thé, et le thé devient éveil. Tandis qu'il descend dans mon ventre, répandant en moi des ondes chaudes et apaisantes, je sens les derniers restes de fatigue partir de mes membres. Je ronronne de soulagement. Sirby n'a pas été aussi content, et aussi rempli de thé depuis bien des lustres. Et bon sang, que ça fait du bien. Je pourrais rester là, devant le feu, à mener une existence tranquille, et à attendre l'année prochaine, comme je l'ai fait pour ces quinze dernières années. Mais quelques chose, dans mes os, dans mes racines, me dit que je ne peux plus rester dans l'ombre, au risque de m'y délabrer lentement mais sûrement. Les premiers signes sont là: je n'arrive plus à tenir tête à de jeunes blancs bec. Et je ne suis pas encore trop vieux pour ça.
Sirby gronde, satisfait. (Pour rappel, Sirby, c'est mon ventre) Je me lève, fais briller ma main. Ma magie est là, pleine, prête à agir. Je ferme ma paume. Quand je l'ouvre, une graine luisante y a fait son apparition. Bien, il est temps de commencer. Je sors de la maison. L'air frais de la nuit me saute au visage. Je frissonne, saisi par la fraîcheur de l'air, mais nullement surpris: c'est la fin de l'été, et l'automne s'avance en Kunnugi, belle et mordante.
Je me dirige sur ma gauche, pied nu. Des fourmis et pucerons sous mes pieds fuient, perturbés par mes pas. Je m'arrête au bord du ruisseau, reflet lisse du ciel noir et piqueté de lucioles brillantes. J'y pose ma graine. Le théier grandit. En quelques secondes, il a atteint une taille inquiétante, tel un monstre surgit d'un conte sombre. Aussi immobile qu'on puisse l'être, il balance ses feuilles de ses huit mètres de haut. Je le regarde avec affection, puis je le saisis à bras le corps, comme pour lui faire un câlin.
Je sens le bois, je sens l'écorce rugueuse mais parfumée. Je sens les feuilles, et l'herbe sous mes pieds. Mais pas grand chose d'autre. Je ferme les yeux, concentré sur ma magie. Je dois être méthodique. L'onde de lumière se propage du bout de mes doigts, remonte consciencieusement mes bras, puis, dans un brusque à-coup, passe mes aisselles. Mon torse se met à briller sous l'afflux de pouvoir, mais je n'y prête guère attention. Je n'ai droit qu'à un seul essai par 12 heures. Le mode « Ver Luisant » consomme une quantité phénoménale de magie, mais me permet un contrôle beaucoup plus aïgu de ma magie. Je ferme les yeux, car mon coup et mon visage brillant éclairent le tronc devant moi d'une lueur verte. Il ne faut pas que je sois trop perturbé. Concentre-toi, vieille souche! Il faut sentir autre chose!
Je sens ma main raper contre le tronc, et une minuscule goutte de sang perler de sous mon doigt, je sens ma magie atteindre mes jambes et enveloppé tout mon corps. Je sens mon coeur battre à toute vitesse , et mes os vibrer, et mes cellules vibrer. Je sens mes paupières étroitement serrées, et mon cerveau qui carbure à cent à l'heure. Je sens l'écorce de l'arbre céder sous mon corps, mollement, comme un matelas. Puis je ne sens plus rien.
…
Je me réveille. Où...Que? Je suis adossé à un arbre. Et à un de mes God of Tea, vu l'odeur rassurante qui m'entoure. Cependant, je ne l'ai pas fait pousser en mode « Protecteur », et sur moi moi, je sens une multitude d'insectes, que l'arbre n'a absolument pas repoussé. Je me lève, avec une affreuse migraine. Ouh. Qu'est-ce que j'ai encore bu, moi?... Les souvenirs me reviennent. Je me retourne vivement. Sur l'arbre, j'ai laissé une marque en croix, semblable à un personnage grotesque. Je soupire, avec un sourire désabusé. Même moi, je n'était pas assez crédule pour croire à ma réussite du premier coup.
Je me dirige donc, clopin-clopant, vers ma cabane. En attendant que ma magie revienne, j'ai assez de travail pour occuper mes vieilles mains. Heureusement, le théier n'a pas souffert sous l'afflux brusque de magie, je pourrais l'utiliser comme séchoir pour mon linge. Après un petit déjeuner rapide composé de cookies sec et de thé, je passe la matinée à laver mon linge, et moi-même dans le ruisseau. Un véritable plaisir de batifoler à nouveau dans l'eau, au goût familier. J'ai l'impression de rajeunir d'au moins dix ans. Une fois mon linge nettoyé et à sec, je m'étends dans l'herbe, au soleil. Je suis doublement attiré par les bains de soleil. De un, par ma prédisposition à devenir un mage de feu, de deux, par amour de la photosynthèse. Je ne vais pas dire que je suis une plante, mais disons que je sens ma magie revenir un peu plus vite quand je suis exposé longtemps au soleil sans rien faire.
…
La lune est pleine ce soir. Son œil bienveillant surveille ma petite clairière, et je me sens plus en sécurité que jamais dans ces bois. Mais je n'ai pas l'esprit à contempler le ciel nocturne. Une semaine a passé, et c'est la huitième nuit d'entraînement. J'ai occupé mes journées à effectuer les menues tâches sur le Green Home, mais surtout à me reposer au soleil. Et toutes les nuits, j'utilise ma magie jusqu'à épuisement. Je commence à m'impatienter un peu, même si je sais que l'entraînement risque d'être beaucoup, beaucoup plus long. Mais ça en vaut la peine. Cette technique m'a sauvé la vie à de multiples reprises. Je retire ma chemise grise informe, et frisonne sous le mistral, particulièrement froid aujourd'hui. Un contact physique plus intime avec ma création m'aidera peut-être...
J'inspire profondément, puis je laisse la magie, boule de pouvoir au creux de mon ventre, rayonner de plus en plus sur tout mon corps. Je me précipite sur mon théier (transformé en séchoir de linge.), et essaie de l'enserrer de mes bras. Mes bras se calent dans les creux, à présent profonds, qu'une semaine d'efforts intenses à laisser. Cette fois ci, je vais essayer une approche différente. Je laisse mes pensées partir, au lieu de les concentrer sur mon objectif. Comme à l'approche du sommeil, je sens ma conscience se disloquer comme une feuille morte balayée par le vent d'hiver. Ma magie faiblit, après une ou deux minutes à peine passées dans cet état. Comme d'habitude, je maintiens le flot de pouvoir, dangereusement, jusqu'à être au bord de l'évanouissement. Puis je ne m'en soucie plus. Laisse-toi aller, Magnus. Pense au thé.
Un bol de thé, brun et brûlant comme je les aime. À 130°C, la température parfaite. Il est relié par un mince fil aqueux à une théière en argent, gravées de runes anciennes. La dernière goutte tombe dans le mélange, faisant onduler le délice en cercles concentriques. Je le repose, avec componction et une joie sans borne. Puis j'aspire doucement la boisson d'une fraîcheur délicieuse. Oui, je l'aspire avec lenteur, sans me presser. Je la sens couler entre mes racines, vive et bonne. Elle remonte. Lentement. Se mélange à sève. Pousse. Pousse, feuilles. Grandir, très, très lent. Mais tôt ou tard, grandir. Vent brusque, dans mon feuillage. Courbe très très peu tronc. Rameau craque. Sève répare. Froid. Respire. Respire. Respire. Respire... Soleil bas. Changement de Respire. Respire plus fort. Grandir plus vite. Bonne eau, racine. Minérale. Froide... Froide? Eau? Froide Eau? Non. Quelque chose d'autre... Loin... Je... Thé.
-JE SUIS MAGNUS.
Arrrrrgh. Oh bon sang de purée de nom d'une théière en bois! J'ai mal... partout. La lumière du soleil m'agresse les yeux. J'ai une nausée capable de donner l'envie de vomir aux Maître de guilde eux-même. Avec un effort immense, je me retourne, et crache un peu d'herbe. J'étais face contre terre. J'ai tellement mal que je pourrais dormir trois nuits d'affilée. Apparemment j'ai utilisé bien au delà des ressources de ma magie, et c'est la proximité avec le God of Tea, ainsi que la réserve magique de base qui est dans l'arbre qui m'a empêché de crever comme un abruti. En plus, j'ai failli perdre ma conscience, dans cet histoire. Quel idiot je fais, de ne pas avoir pensé à une chose aussi simple...
à en juger par le soleil haut dans le ciel, et par les dizaines d'insectes qui m'ont pris pour un garde manger cette nuit, je crois que je me suis évanoui il y a un peu plus d'une dizaine d'heure. Je respire profondément, et je dois m'y reprendre à trois fois avant de réussir à tenir debout plus de dix secondes. On ne m'y reprendra plus, à m'entraîner de façon inconsidérée comme dans ma jeunesse. Je suis trop âgé pour ces conneries, moi. Je titube avec difficulté, et tombe sur l'herbe à mi-chemin. Je suis obligé de ramper pour finir le chemin qui me sépare de la maison. Il faut manger. Vite. Je me sens tellement creux que je m'étonne de ne pas me casser au moindre choc.
J'ouvre la porte. Heureusement, les cookies sont toujours posé sur la grande table près de l'entrée. En m'appuyant précautionneusement sur les murs, j'y arrive. Jamais un repas n'a eu aussi douce saveur depuis longtemps. Mais je ne savoure pas les gâteau d'une sécheresse à m'en fendre la dents. Je m'empiffre comme l'affamé que je suis. Puis je me sens partir quelques secondes à peine après avoir fini d'engloutir le dernier gâteau. Je me laisse tomber sur la table.
Le sommeil est sans rêve. Et pour la première fois depuis longtemps, je suis heureux au réveil, malgré les courbatures atroces. À peine le bol de thé englouti, et les dernières réserves de poisson salé aussi, je m'endors, cette fois sur mon lit.
Quelque part, en haut de la Green Home, dans un livre que je vous laisse deviner, il y a ce paragraphe, qui a retenu toute mon attention.
« Les Végétieux, comme tous les Élus Verts, sont quasiment impossibles à prendre à revers dans une forêt, même inconnue. À leur grande connaissance floristique se mêle également leur habileté à pouvoir partager les sens de tout végétal se trouvant aux environs. Dès leur arrivée à l'âge adulte, ils utilisent leur pouvoir pour entrer en symbiose avec une de leurs propres plantes. Cette symbiose, si elle est réussie, leur permet d'ouvrir leur esprit et leur magie aux sens de leur forêt. Avec un entraînement réguliers, les plus puissants discernent les dangers à plusieurs kilomètres à la ronde... Cependant, même si les Végétieux affirment qu'ils écoutent la forêt, ils ne semblent pas pouvoir contacter les esprits des arbres, contrairement aux Nymphes. Le partage des sens s'effectue donc strictement sur le plan physique. »
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Trois jours plus tard, confiant, avec un sourire serein, je pose ma paume brillante sur mon God of Tea marqué par ma magie. Je ferme mes yeux, et laisse mes pensées se dissoudre dans une nature familière. Et j'y arrive presque facilement, à mon grand émerveillement. Non seulement l'arbre, mais aussi l'herbe parcourue par d'innombrables petits êtres, qui se courbe sous le vent ou sous mes pieds, tout cela s'offre à moi dans un déluge de sensations. J'éclate d'un rire ravi. J'ai maintenant en ma possession une bénédiction de la forêt.