Un matin comme un autre, une mission de plus…Et comme souvent depuis ces derniers mois, cela n’avait rien de palpitant. Faire le serveur dans un restaurant, sans avoir besoin de magie à priori pas de quoi se vanter : les risques d’incident étaient plus que faibles.
En revanche c’était très utile vu le manque de personnel en cette saison. Les restaurateurs peinaient à trouver suffisamment de serveurs alors que la saison battait son plein. Après tout, une bonne action était une bonne action, et en plus elle était rémunérée…
On pouvait continuer un long raisonnement à ce sujet, sur la façon dont devait être exploitées les aptitudes des mages, de guildes ou du Conseil. Mais pour Cesus Nero, il n’avait pas été question de tout cela ; pas même l’espace d’une seconde. Un supérieur avait demandé un volontaire pour cette mission, et sans même la connaître, il avait fait un pas en avant par habitude, se démarquant du reste de la compagnie.
Ce n’était ni la première ni la dernière fois qu’une telle chose arrivait, mais tant de bonne volonté finirait par payer. Sans doute.
De son ordinaire pas inflexible, il était arrivé au restaurant « L’escarmouche » à l’heure précise, à la minute près ; soit peu avant que la soirée, le gros du travail, commence. Le Chef cuisinier l’avait d’abord évalué puis jugé apte à porter des plats assez lourds sans perdre l’équilibre. Pour le mage du Conseil ce n’était pas plus difficile que lors de cet entrainement où il avait dû remplir d’eau de la rivière un seau entier, avec pour seul récipient un minuscule gobelet. Le tout en esquivant des pierres lancées par le maitre d’armes…
Les premiers clients arrivèrent, et il alla prendre leur commande. Armé d’un crayon et d’un calepin, il avait également ses clés accrochées à sa taille. D’après le tenant du restaurant, certains conflits pouvaient émerger, à cause de clients mécontents ou saouls, et un mage n’était pas de trop dans ce cas. Notant avec rigueur chaque commande, il les amenait ensuite de son allure cadencée, tout en surveillant l’atmosphère générale de la soirée.
Inévitablement, ce qui devait arriver arriva, et une cliente mécontente à cause d’un délai trop long commença à se plaindre à haute voix, tout en accablant la table d’à côté de faire trop de bruit en mangeant et d’avoir été servis bien trop vite.
La dame en question était une petite bourgeoise, bien en chair, et habituée à obtenir ce qu’elle voulait dès l’instant où elle le réclamait. A sa table était un homme rabougri, aux cheveux grisonnants et au charisme digne d’un lampadaire éteint un soir de pleine lune. Il donnait l’impression d’être totalement dominé par sa bougresse, et se contentait de baisser la tête d’un air gêné.
Cesus s’approcha rapidement pour calmer cette dame. Il devait bien faire 2 têtes de plus qu’elle, mais cela n’avait pas l’air de l’impressionner.
- Calmez-vous. Votre plat va arriver d’un instant à l’autre.
- Non ! Non ! Non et non ! Cela fait plus de 5 minutes que j’attends, et je trouve ce délai insoutenable. J’exige que le directeur du restaurant vienne me présenter immédiatement des excuses.
- C’est impossible, et je vous répète que vous ne faites que retarder l’arrivée de votre plat.
- Ooh, mais il m’agace à la fin !
La discussion dura encore quelques secondes avant que le mage du Conseil se rende compte qu’il n’arriverait à rien. Il gardait son calme, mais la cliente s’exaspérait de plus en plus devant cette fermeté et commençait à rougir sous l’effet de la chaleur. A son âge il valait mieux qu’elle ne s’énerve pas autant. Détournant son attention, il sortit une clé d’un éclat d’argent, alors que sa formule était ponctuée par les geignements de la cliente.
Ouvre-toi porte de l’Ecu de Sobieski, Scuti !
Un homme en élégant costume sur mesure apparut. Il ôta rapidement son chapeau melon pour saluer l’assistance et écouter les ordres du constellationniste. L’énoncé était clair, s’occuper courtoisement de la cliente en colère. Il fallait assurer le service réclamation sur place.
Alors que Scuti commençait à s’incliner et à sortir quelques formules de politesse, Cesus pouvait retourner au service. En pressant le pas car quelques banales minutes de décalage pouvait sérieusement entamer l’efficacité d’un système bien huilé. Ne faisant pas d’exception, il apporta chaque commande dans l’ordre, alors que c’était tentant de faire passer la dame outrée en premier. Mais cela aurait été le risque de se mettre d’autres clients à dos.
Le léger retard pris fut rattapé, et Scuti resta en salle même après avoir calmé la bonne femme pour de bon. Il passait de table en table, ayant un don naturel (ou peut-être travaillé pendant des années) pour discuter de n’importe quel sujet avec un intérêt non feint. Il pouvait bavarder de mondanités pendant des heures et n’était jamais avare de compliments. Enfin sa prestance jouait beaucoup.
Tous les plats n’avaient pas été une réussite, mais il n’y avait aucun client qui ne soit satisfait à l’issue de la soirée, et les pourboires surpassèrent légèrement la moyenne habituelle. Cesus se surprit à être essoufflé. Il n’avait jamais considéré le travail de civil comme une chose fatiguante, et c’était justifié vu l’écart avec ses entrainements, mais il s’était attendu à encaisser le rythme beaucoup mieux que ça. Mais l’intensité liée à la pression avait marqué sa condition ce soir là.
Mentalement exténué, il salua les derniers clients avant de fermer le restaurant et de rentrer au quartier général du Conseil. Une autre mission trépidante et indispensable à la survie de l’Humanité l’attendait sans doute le lendemain…