Retour d’une mission. Forest retourne à Cedar, là où son employeur vit, pour lui remettre le coffre qu’elle tient en main. Il s’agit d’un héritage d’un ami à un ami. Fulrick a cependant eu trop peur d’aller le récupérer par lui-même, car il craignait qu’on tente de s’en emparer. Il lui a demandé de ne pas regarder à l’intérieur, mais elle lui a désobéi, laissant sa curiosité l’emporter. C’est un collier incrusté de pierres précieuses. Rien de bien intéressant une habitante de la forêt.

— J’aurais aimé un peu d’action !
— On ne peut pas toujours avoir ce que l’on veut.

Personne ne l’a attaqué ou ne l’a apostrophé. Elle n’a pas eu à combattre. Son client s’est inquiété pour rien. Mais s’il tient vraiment à ce bijou, alors il est normal qu’il ait été prévoyant. Arrivée à Cedar, elle se rend directement chez lui et dépose la boîte dans sa main. Il lui demande si elle a eu des ennuis. Jouant franc jeu, elle lui répond que non. Elle lui dit qu’il peut la payer moins cher. Il semble hésiter pendant un instant, mais finit par la remercier et lui remet une petite somme d’argent. Elle quitte ensuite la maisonnette et va faire un tour dans la plaine fleurie.

— C’est magnifique.

La dragonne quitte le sol et observe le décor d’en haut. Quant à Forest, elle admire les fleurs et respire leur odeur. Elle tend les bras, le vent dans les cheveux, souhaitant qu’elle puisse s’envoler. Elle jalouse Emmaelle qui exécute des boucles dans le ciel. Après deux ou trois heures de relaxation dans ce paradis, elle se met en route vers la forêt. Quand elle y arrive, elle évite les réfugiés et se rend directement à sa cabane. Elle dépèce une lapine qu’elle a chassée il y a quelques jours sous les yeux horrifiés de Chouchou.

— Comment tu peux faire une chose pareille ?
— Comme ça, s’exclame-t-elle en continuant de trancher la peau de l’animal.

Une fois la tâche terminée, elle descend allumer un feu et fait cuire une partie du rongeur. Elle le déguste tranquillement alors que des oiseaux viennent se percher sur une branche tout près d’elle. Ils chantent et elle les écoute. Après le repas, elle se précipite vers la rivière, se déshabille et y plonge. Elle nage dans l’eau turquoise et profite de sa fraîcheur et de sa clarté.

Les yeux fermés, dans l'eau, elle laisse son esprit s'envoler. Elle ne pense pas à la respiration qui lui manque. Elle se sent tellement bien, tellement libre, tellement confortable. Puis cette tranquillité s'interrompt par un bruit explosif. Décontenancée, Forest sort sa tête de l'eau. Elle voit une boule blanche s'approcher d'elle et sortir de l'eau pour l'éclabousser. Elle regarde Chouchou un peu fâchée, mais un sourire finit par apparaître sur son visage pâle. Elle commence à poursuivre le lapin, qui détale à une vitesse folle, ses pattes battant furieusement dans la rivière. Après de multiples efforts, elle parvient à l'attraper et le lance dans les airs.

— Voici ton repas, Emmaelle !

La dragonne ouvre la gueule, la referme et réceptionne l'animal paniqué sur son dos. A-t-il vraiment cru qu'elle allait le dévorer ? Elle rit de plus bel alors qu'il couvre son dos de coups. Forest laisse résonner son rire cristallin à travers les branches.

— Vous êtes maléfiques !
— Voyons, on ne fait que te taquiner.

Emmaelle atterrit dans l'eau avec douceur histoire de ne pas vider la rivière. Le rongeur descend le long de sa queue et se précipite vers la jeune femme aux cheveux verts. Il se réfugie à l'endroit de sa poitrine.

— Pour te faire pardonner, laisse-moi rester comme ça un peu.

Forest hoche la tête et soutient son petit corps avec ses mains. Elle peut ressentir son poids malgré le fait qu'il n'existe pas. En fait, elle veut le ressentir. Se donner l'illusion qu'il est bel et bien réel. Parfois, elle y croit vraiment. Elle oublie que ses deux seuls amis proviennent de son cerveau. Ça la libère. Pourtant, elle se dit que tant qu'elle peut les voir, tant qu'elle peut les entendre, tant qu'elle peut les sentir, ce qu'ils sont importe peu. C'est son monde. Comme ils n'existent pas réellement, ils ne la trahiront probablement jamais. Ils ne la feront jamais souffrir. Il y a moins de risques à courir.

Elle soupire. Elle se demande, si ses parents ne l'avaient pas vendu, si elle n'aurait pas pu vivre une vie d'humaine ordinaire. Si elle n'aurait pas pu rencontrer des gens qui seraient devenus ses amis, en qui elle aurait toute sa confiance, avec lesquels elle pourrait avoir du plaisir. Peut-être. Mais ça ne s'est pas passé ainsi. Elle a été au service d'un salaud, a vu des choses horribles et a fait des choses horribles. « Horrible ». Elle a revu l'ampleur de ce mot des centaines de fois. Pourquoi est-il considéré horrible de tuer des êtres humains, mais pas des animaux ? Parce qu'ils ressentent ? Non, les animaux ressentent aussi. Parce qu'ils sont pensants ? Non, certains animaux pensent aussi. Parce qu'ils sont plus évolués ? Parce qu'ils se croient supérieurs à tous ? Oui. Ils voient les animaux et la nature comme des moyens de subsister à leurs besoins. Ils ont comme croyance que tout existe pour eux. Que Dieu a fait la Terre de telle sorte qu'ils la dominent.

Et donc, pour la plupart, il est acceptable de tuer la nature et les animaux. Forest trouve cela absurde. C'est pourquoi elle adhère à la loi de la nature. Peu importe l'espèce, chacun doit se battre pour sa survie. Elle n'en a que faire des lois. Maintenant, elle ne voit plus la différence entre tuer un humain et tuer un animal. Que ce soit l'un ou l'autre, elle sait qu'elle a enlevé une vie. Elle sait que chaque vie est importante et elle a du respect pour chacune d'entre elles. Cependant, pour vivre dans ce monde, il faut savoir faire la part des choses.

Un homme. Un autre blond s’est introduit dans sa forêt et relooke son corps nu. Elle échappe un soupir. Toute la tranquillité ambiante vient de disparaître avec son arrivée. Il détourne soudainement les yeux et s’excuse, prétextant s’être égaré. L’usage du « on » l’intrigue. Elle baisse la tête et aperçoit le chat qui l’accompagne. Le plus curieux, c’est que ce dernier se tient sur deux pattes. Forest n’a jamais rien vu de tel.  Sans vraiment s’en rendre compte, elle se met à le fixer avec une certaine intensité. Chouchou s’écarte et bondit sur le sol, s’approchant de l’animal. Compétitif, il tente lui aussi de se mettre sur ses deux pattes arrière, mais n’y parvient pas et tombe sur le dos. La jeune femme rit un peu.

— C’est qui ce matou ? Il est pas normal, moi je te le dis !

Emmaelle semble également intriguée par ces individus. L’humain reprend parole et lui conseille de s’habiller pour ne pas attraper froid. Elle fronce les sourcils et songe que l’eau est très bonne. Et puis, pourquoi elle devrait arrêter son moment de relaxation ? Compte-t-il rester là ? On dirait bien. La dragonne se penche vers elle.

— Je crois qu’il est embarrassé par ta nudité, Forest. Regarde la teinte de ses joues.

La verte tourne de nouveau la tête vers l’étranger et remarque, qu’en effet, son visage est rouge. Tout à coup, il lui revient à l’esprit que la majorité des humains ressentent de la gêne en voyant d’autres de leurs semblables nus.

— Oh.

Elle s’extirpe de l’eau et se dirige au pied d’un arbre, là où elle a laissé ses habits. Elle enfile son soutien-gorge, sa culotte puis sa petite robe blanche sans presse. Elle revient ensuite vers Sting en tordant ses cheveux.

— Y a-t-il une raison particulière à votre présence ici ? demande-t-elle sur son ton plutôt froid.

Il est à la recherche de quelqu'un qui, lui a-t-on dit, pourrait se trouver dans cette forêt. Elle hoche la tête. Eh bien, s'il n'y avait pas les réfugiés, ça n'aurait pu être qu'elle. Mais voilà, elle n'est pas seule à y vivre. Il est donc possible qu'elle n'ait rien avoir dans tout ça, et elle l'espère bien.

— Peut-être est-ce un des réfugiés.

Il la détaille désormais davantage, maintenant qu'elle est habillée. Il semble suspicieux. Soudainement, il lui demande si elle ne serait pas allée dans un village tout près d'ici il n'y a pas longtemps. Il pense que cette personne qu'il recherche pourrait être elle et il ajoute qu'il n'aimerait pas avoir à la confronter.

— C'est flou, tout ça. Bien sûr, il t'arrive de sortir, mais nos voisins aussi.
— Je suis d'accord. Je vais tenter d'éclaircir cette histoire.
— Cela dépend de quel village vous parlez. Mais je ne vois pas pourquoi vous auriez des soucis à régler avec moi.

Faux. Il pourrait y avoir des dizaines de raisons. Cependant, il a dit « dernièrement » et « le village le plus proche d'ici », alors ça réduit l'éventail de possibilités. Elle a commis un vol à Hosenka, mais ce n'est pas à côté. Donc ça doit être le meurtre du vieux riche à Clover. Le blond continue, affirmant qu'il a un pressentiment. Puis, il la questionne sur sa présence dans cette forêt. Il dit qu'elle correspond parfaitement à son suspect. Elle demeure calme et réfléchit. Y a-t-il des réfugiés qui lui ressemblent ? Non, pas à ce qu'elle sache.

— J'habite ici. Vous vous trompez, je n'ai jamais rien fait qui puisse m'incriminer.

Elle tente de paraître la plus sincère possible et affiche un air surpris. Toutefois, le jeune homme est convaincu que c'est elle, elle le voit dans ses yeux.

— Merde ! Il va t'arrêter ! Il faut dégager d'ici !
— Mais non ! Si je fuis, il va tout de suite savoir que c'est moi. Et puis on n'est pas certains à 100% que je suis celle qu'il recherche.
— Dites… J’ai une question pour vous. Vous préférez quoi comme vue au réveil le matin ? Les barreaux d’une cellule ou la verdure qui vous entoure ?

Il ne bouge pas. Il attend. S'il est vraiment là pour l'emmener en prison, elle voudrait faire un dernier tour de sa « verdure » avant de partir. Mais elle ne doit pas paraître apeurée, elle ne doit pas regarder les arbres, sinon il comprendra. Alors elle le regarde et répond :

— Je préfère de loin ma forêt, je dois l'avouer. Dites-moi, de quoi m'accusez-vous exactement ?

Il n'y a plus qu'à attendre sa réponse et elle saura si elle a quelque chose à craindre ou pas.

— Il sait ! Tue-le tant qu'il ne s'y attend pas.
— Tais-toi, bon sang. Il n'y aucune nécessité pour l'instant. Je ne tue pas sans raison d'autant plus qu'il doit être un mage. J'ignore son niveau de puissance.

Chouchou grogne et commence à taper de la patte nerveusement. Si Forest est arrêté, alors lui aussi va être confiné à un espace derrière des barreaux ! En plus, avec Emmaelle, ils vont être sacrément coincés !

Il ne compte pas lui révéler quoi que ce soit. Il trouve même le moyen de retourner sa question contre elle. Elle ne peut s'empêcher de soupirer, lasse de ce petit jeu. Elle est celle qu'elle le recherche, elle est presque certaine, mais est-ce pour le meurtre à Clover ? Et puis, qui est-il ? Il ne ressemble pas à un protecteur du royaume. Un mage, peut-être bien. Si c'est le cas, un mage légal ou illégal ? Qui sait si tout ceci n'est pas une mise en scène ? Forest commence à en douter et fronce les sourcils lorsque le jeune homme lui demande son aide. Elle jette un coup d’œil à ses amis imaginaires, s'attendant à ce qu'ils la conseillent. Cependant, ils demeurent silencieux, la laissant alors seule, en proie à ses pensées.

En acceptant, il pourrait croire qu'elle est de bonne volonté, mais il pourrait également croire qu'elle veut éloigner ses soupçons. De plus, elle n'a aucunement envie de perdre son temps pour rien et de, possiblement, tomber dans un piège. Vaut mieux qu'elle reste là où elle est. Il lui repose la question, ajoutant qu'elle n'y est pas obligée.

— Désolé, mais je suis fatiguée de me faire accuser et je ne vois pas pourquoi je ferais cela pour vous.

Elle a décidé d'être honnête. Après tout, à ses yeux, c'est un intrus venu déranger sa tranquillité. Mais il ne partira pas comme ça, laissant sa seule suspecte l'occasion de s'enfuir. C'est d'une évidence. Alors autant engager la conversation, histoire d'égarer son esprit ailleurs.

— Si vous ne voulez pas me révéler le crime qu'a commis la personne que vous recherchez, puis-je au moins savoir qui vous êtes ?

Un humain. Il a forcément un nom, une identité. Un humain, dans sa forêt, encore une fois. Un autre humain auquel elle doit se frotter. Un autre humain qui croise la route de cette femme singulière, aux traits froids et doux à la fois, à l'aura verte de solitude.

— Et le chat qui vous accompagne ? Je n'ai jamais vu un chat comme celui-ci.