Si je pouvais supprimer un seul jour de ma vie, ou même une seule minute, je pense que je serais en mesure de supprimer ma plus grosse erreur. Si un jour, on me donnait l’occasion de changer mon passé, alors j’oublierais de naître.
Je m’appelle Anya Merahi, et j’ai quatorze ans. Je profite de ces derniers instants avec insouciance de la même manière que lui ; à l’exception que je suis la seule à connaître l’issu du jeu. Le pauvre ignorant ! Regardez avec pitié comme il est laid, et lisez sur les traits son visage gras son imbécilité flagrante ! Du plus loin qu’il m’en souvienne, je l’ai toujours connu assis là, à contempler avec cet air aussi suffisant que niais son verre vide avant de me crier d’aller lui en chercher un autre.
« Beau papa », voilà un nom bien opposé à ce qu’il est vraiment.
Un sourire se dessine sur mon visage. C’est assez inhabituel. Combien de temps déjà que je n’ai pas souri ? Enfin, seulement c’est une feinte, une de plus. Peu importe, car ce soir, tout changera ; je ne suis plus une enfant. Il n’a pas remarqué ma présence. Il est saoul, encore. C’est dommage, mais concrètement, cela n’a aucune importance. Un cochon de plus qui mourra ivre, ses sanglots pitoyables gisant sur le parquet froid, comme il le mérite.
Au pays des aveugles, les borgnes sont les rois.
Mon cœur palpite. Ca fait si longtemps que j’en rêve. Je n’ai même plus de colère, à vrai dire. Juste un sentiment de rendre la justice, surplombé d’un odieux plaisir. Dans ma main, je vois l’éclat de ma lame luire.
J'éprouve une sensation de satisfaction alors que rien encore n'est fait, pourtant, je reste lucide. Mon but n'est pas d'être heureuse, ni d'aller vers une vie meilleure. Je veux seulement souffrir par moi-même. Je ferai mes choix et j'en assumerai les conséquences, ce sera toujours bien plus supportable que de me faire encore lyncher par ce chien qui porte de titre de "père". Qui sait, ça me laisse un espoir de changement, c'est déjà ça. Puis ça ne pourra pas être pire, croyez-moi.
«
J’ai soiiiiff ! »
Je sentis l’excitation monter dans tout mon être et parcourir de la manière la plus malsaine possible chaque centimètre de mon corps. A ses mots, un frisson avait caressé ma peau glacée au fur et à mesure que la sensation délicieuse m’envahissait. Doucement, elle prenait possession de mon âme et allait s’installer, sans le moindre bruit, au plus profond de mes entrailles.
Il envoya voler le verre qui se fracassa bruyamment par terre. Il hurla de plus belle, de sa voix grave, ravagée par l’alcool et l’usure du temps :
«
J’ai dit que mon verre était vide !!! »
Je ne pu m’empêcher de retenir un éclat de rire absurde. Il se leva en titubant lorsqu’il l’entendit et se tourna vers moi. Ses yeux se posèrent d’abord sur le reflet de lumière que renvoyait la dague, puis vinrent se fixer sur mon sourire prédateur –une sorte de mou dévoilant mes canines.
«
Qu’est-ce que tu fous, salope ? J’t’ai dit d’aller chercher à boire, ça percute pas dans ton pois chiche ?! »
C’était pitoyable, à la limite de la scène pathétique. J’avais gagné d’avance et il osait encore me donner des ordres ? Le monde tournait décidément à l’envers. Au bout de plusieurs secondes d’un affrontement visuel ayant fait monter la pression, je me décidais à faire un pas vers lui, calmement. Un seul muscle de mon corps était fortement contracté, exerçant une force constante sur la poignée ornée de pierres de mon arme.
Il recula d’un pas, ne cessant de me fixer, et son air abruti se changeait peu à peu en effroi. Je n’arrêtais pas de me rapprocher de lui, gardant la même allure, sûre de moi. Quand je fus près, il fit un grand mouvement de main dans ma direction en bafouillant, puis trébucha sur un cadavre de bouteille. Dans un cri animal, sa tête alla heurter le coin de la table. Je ne me donnais pas la peine de réprimer un sourire, amusée par la preuve de son incapacité, une fois de plus. Il était pris de panique, trop ivre pour réagir et se défendre, trop ivre même pour ramper correctement.
«
Ce soir, tu vas crever, sale chien. »
Il eut l’air profondément étonné. C’était la première fois, après dix années de vie commune, qu’il entendait ma voix. J’avais stratégiquement décidé de me faire passer pour muette le jour où j’étais arrivée ici, et cela ne donnait que plus de force à mes mots. C’était purement hilarant, comme situation. Il bredouilla quelque chose dépourvu de sens tandis que ma lame alla se nicher dans son énorme ventre. Je l’entendais geindre de douleur pendant d’éternelles secondes et cela provoquait en moi une exaltation inattendue. Ca avait été si simple, presque ludique ; horriblement enfantin. Les quelques cours d’anatomie que j’avais lu m’avait permis de lui sectionner une partie de l’intestin, et son état alcoolisé l’avait empêché d’éviter le coup. Beaucoup trop simple, trop attendu… Sa bouche béante laissait échapper des plaintes incompréhensibles, une sorte de litanie au goût âpre du sang qu’il crachait et dont les filets coulait entre ses grosses lèvres alors que j’ôtais ma dague couverte du même sang du cochon, puis tournais les talons, le laissant agoniser de l’empoisonnement du sang que j’avais sciemment provoqué. J’avais gagné.
Je me saisis de mon sac de cuir noir, préparé pour l’occasion et laissé devant la porte. Je n’étais pas particulièrement fière de ce que je venais de faire, seulement affreusement satisfaite de mes actes sanglants. Le sang battait fort dans mes tempes, et c’était divinement bon.
Après de longues minutes à marcher droit devant moi sans penser à quoique ce soit à part la douceur de la nuit sur ma peau claire, j’arrivais à la forêt. Je m’étais déjà aventurée là-bas précédemment, pour m’entrainer à la magie et me reposer en solitaire. J’y pénétrais peu à peu, creusant un sentier à travers les branches sombres aux feuilles humides et aux nombreuses épines. J’avançais d’un pas calme et assuré, et mon allure était rapide, semblable à celle habituelle. En très peu de temps, m’adrénaline était redescendue et c’était mieux ainsi ; j’étais de nouveau au top de mes capacités physiques. Je savais exactement où j’allais, et malgré l’obscurité, je trouvais aisément mon chemin parmi la végétation. J’avais la tête vide, mais les muscles contractés. Mon corps réclamait une pause bien méritée, et je me décidais à lui octroyer dans une clairière que je connaissais bien. Au milieu de celle-ci se trouvait une fontaine sur le bord de laquelle j’allais m’asseoir.
Tandis que je passais un peu d’eau sur mon visage, j’aperçu mon reflet dans le liquide limpide. Toujours la même, trait pour trait. Je demeurais inexpressive, alors que j’avais commis un meurtre l’heure passée…
Ma minuscule cicatrice au bord de la lèvre inférieure déclencha en moi une vague de souvenirs qui me submergea puis disparu avant même que je n’ai le temps de faire face et de comprendre ce qui se passait. En quelques secondes, je vis toute ma vie défiler devant mes yeux. Tout d’abord, le trou noir. Puis le jour de mes quatre ans, où j’avais fait irruption le corps ensanglanté devant la mauvaise porte, entre la vie et la mort. J’avais sûrement eu le malheur de me faire soigner pas Linae… Au final, il aurait assurément été préférable pour elle que je meurs. Mais le destin avait ainsi fait les choses, et pour moi, le mensonge avait commencé, me faisant passer pour muette. Puis, très vite, sa perte dans une longue maladie. La souffrance, puis la déchéance, doucement, sûrement. La conclusion du drame était uniquement que rien n’assurerait ma protection contre l’ivrogne qui allait m’élever. S’en suit le début de l’esclavage moderne, un monde de bruit, de violence et de froid. Mais il y a pire, non ? L’acceptation, toujours, m’enfermant dans un silence doux, gardant chaque fois ma haine pour une meilleure occasion. Une vie acceptée dans la peur, m’enfuyant chaque fois qu’il dormait découvrir le monde.
Je revoyais la maison abandonnée que je fréquentais depuis mes 6 ans dans laquelle j’avais trouvé tant d’ouvrages sur la magie et la science qui m’avaient appris tout ce que je savais, tous les endroits où j’allais m’entraîner dans le plus grand secret. Et puis, les crises, une à une, quand je rentrais, et toutes ces fois où il avait levé la main sur moi… Puis tout disparu.
Le néant. Un nouveau trou béant venait de se forger dans le fil irrégulier de ma mémoire. Cette fois, ce n’était pas de l’amnésie, juste un trait tiré sur mon passé avant d’avoir un jour l’envie de retourner fouiller dedans. La nouvelle vie commençait. Plus le temps de penser au passé, pas le temps de se souvenir de la douleur, ne plus ressentir de peur, juste avancer.
Je sortis de mon sac un couteau et je gravais sur les rebords d’un marbre sec les mots « Le sang est plus épais que l’eau ».
***
Quatre ans maintenant que tout ceci à débuté. Le temps est passé si vite et à rendu banal tant de choses pourtant d’abord improbables. Le temps, maître de tout, guide insaisissable de nos existences, n’avait cessé de couler, ancrant de manière irréversible l’absence de mes sentiments. Enfin, c’est ce que je pensais…
L’été étouffant avait prit place, dominant de son soleil de plomb la délicatesse que le printemps s’était résigné à laissé partir. Je marchais, posant avec application un pied devant l’autre alternativement en direction du prochain village dont je n’avais pris la peine de retenir le nom sans importance. Je m’efforçais de continuer à avancer. J’avais bien trop chaud, et le sac trop lourd qui se balançait sur mon épaule avait depuis quelques heures détruit ma détermination.
Je sentais mon pouls tapé dans mes temps, le sang pulsant à un rythme soutenu prouvant que mon cœur s’acharnait encore à battre. Pourtant, ces battements, depuis longtemps, étaient devenus vides, de plus en plus vides, jusqu’à parfois me sembler disparus. Je m’étais d’abord perdu dans de longs questionnements, mais maintenant, je ne perdais plus mon temps à des choses aussi sottes que des raisonnements vains sur ma vie. J’avais artificiellement trouvé une raison d’exister, et c’était le meurtre. Un métier comme un autre, à mes yeux, permettant une vie en solitaire « confortable ». Je n’avais pas de domicile fixe, pas de zone de confort, mais ça ne me manquait pas vraiment. On ne peut pas regretter ce que l’on a jamais eu. Je ne regrettais pas mon mode de vie. Je ne connaissais rien d’autre, et ça me permettait une autonomie totale, alors ça m’allait. Je n’étais pas heureuse, ni pour autant le contraire. Je n’étais rien ; je figurais.
J’avais fermé mon cœur, en réalité. En somme, c’est comme si j’avais relégué mes sentiments à un rang plus que secondaire, sans jamais prendre la peine (ou avoir le courage, selon le point de vue) de les ressentir. Je me protégeais de tout ce qui heurte, jusqu’à ne plus rien ressentir, devenant moi-même l’armure qui me protégeait.
J’arrivais enfin, physiquement épuisée par une marche pour le moins éprouvante. Des nuages étaient apparus, tandis que je pénétrais dans la ville. Quelques habitants étaient sortis s’exposer aux rayons. J’allais m’adosser au mur lisse d’une habitation et me laissais glisser vers le sol, quand mon regard se perdit. Ou plutôt, il trouva le juste chemin vers un jeune garçon, à peine majeur s’il l’était, à la toison blanche qui m’évoqua immédiatement le limpide manteau de l’hiver. Dans ses bras, il portait deux sacs remplis de vivre, et semblait escorter une dame d’un certain âge. Elle ouvrit la porte et il les déposa sur le palier. Une fois chose faite, je compris qu’elle le remerciait, puis je la vis embrasser la joue du jeune garçon… Ce qui remua en moi quelque chose d’insaisissable. Tout mon corps se raidit, comme pour arrêter la propagation de l’émotion néfaste. En vain. J’avais toujours eu, instinctivement, un sang froid à tout épreuve, et voilà que je ne parvenais pas à empêcher ma colère de monter. Pourtant, elle referma la porte et il commença à marcher.
Le tonner tonna, comme si ma colère avait inciter l’orage à éclater, et les gouttes virent ruisseler sur mes joues. Je trouvais ça si stupide, son acte charitable superficiel… Encore un mioche qui s’occupait des apparences et qui allait, avec toute sa bonne conscience, pouvoir retourner chez lui tranquillement commettre des incivilités flagrantes, pensant avoir déjà expié ses fautes.
Je ne détachais pas mes yeux de lui, de son allure, de ses lèvres. C’était frustrant, de le voir ainsi repartir alors qu’il avait déclenché en moi un sentiment dévastateur dont je ne soupçonnais pas encore l’existence. Pour rajouter à cela, je commençais sérieusement à être trempée, et une exaspération incongrue finissait de me gagner. Comme pour achever ces pensées et tout recommencer à zéro, je fermais les yeux et expirais longuement.
-
Ehh, ça va ?La voix inquiète était parvenue à me faire frissonner. J’ouvrais instantanément les yeux, sur la défensive, pour tomber nez à nez avec l’inconnu en question. Je mis une fraction de seconde avant d’analyser la situation, puis je répondais d’une voix se voulant la plus neutre possible, réussissant de justesse à dissimuler mon trouble.
-Ca va, merci…
Il eut un large sourire de satisfaction qui me déconcerta d’autant plus, alors je tentais de rester de marbre face à un comportement aussi inhabituel.
-Super alors.
Il marqua un blanc, et son expression se changea sans que je compris ce que cela signifiait.
-
Tu vas pas rester là quand même ? Tu vas être totalement trempée…J’eus un sourire concis, mais un sourire quand même, le premier depuis... Longtemps, semblerait-il. Je n’ajoutais rien. J’aurai pu, même surprise, j’avais bien assez de repartie pour ça, mais à quoi bon… Les mots n’auraient pas l’impact voulu. Je voulais que tout continue, et j’avais peur de tout détruire… Pourtant, il allait sûrement repartir du fait que je ne daigne pas lui répondre… Un nouvel ouragan naissait en moi, plus calme, plus dévastateur. Comme une mer qui se déchaîne éternellement sur les rochers, je regardais, impuissante, disparaître l’écume sans que je puisse la retenir.