Enfin ! Enfin la Faucheuse allait quitter la montagne ! Pas que cette dernière lui déplaisait, bien au contraire : c’était là le premier et seul paysage qu’elle ait connu en seize années de vie et elle l’aimait beaucoup. D’ailleurs, jamais l’idée de la quitter, ou même celle qu’il puisse exister autre chose de l’autre côté des cimes ne l’avait effleurée. Ce n’est qu’en voyant l’affiche placardée à l’intérieur de la guilde que cette question l’avait frappée : comment une si grande fête, comprenant qui plus est une chasse, pouvait-elle être organisée dans une ville ? Il faut considérer que Lucile n’avait jamais vu hameau plus grand que celui où elle avait grandi. C’est donc par pure curiosité qu’elle s’était inscrite, recevant avec un bonheur absolument invisible –plus rien ne l’avait fait dignement sourire depuis qu’elle avait obtenu sa chère faux, lui valant déjà une réputation de terreur parmi les membres les moins dignes de la guilde– le pseudonyme d’Elyse Alteria. Le jeu de mot quant à la prise d’un autre nom et l’allusion à celui de sa tante, qu’elle avait un jour évoqué, lui avaient décroché un imperceptible mouvement du coin des lèvres.

Quoi qu’il en fût, elle était partie en compagnie des autres participants en direction de l’immense ville de Crocus ; quand elle y parvint, un sentiment grisant teinté de peur l’envahit : tant de surface, et pourtant si peu d’espace libre au sol avec tous ces gens, ces stands, ces bâtiments ! La demoiselle était intérieurement impressionnée, dans les sens positif et négatif du terme, mais ce fut le regard lubrique de nombreux mâles sur son corps dénudé qui accorda son humeur à son apparence blasée, un profond mépris en supplément.
En arrivant dans la grande salle qui rassemblait les concurrents en attendant que leur soient révélés les noms de leurs partenaires respectifs, Lucile eut un mouvement de recul. Il faudrait être en concurrence avec toutes ces personnes ? Enfin, toutes sauf une… L’adolescente espérait ne pas tomber sur quelqu’un d’insupportable comme Kuro à ses heures. L’écran géant s’alluma bien vite et elle put lire à côté de son nom d’emprunt le doux patronyme de Sybilia. La ténébreuse demoiselle s’adoucit un instant sur la beauté de ce qui n’était pourtant qu’un assemblage de quelques lettres posées arbitrairement les unes à côté des autres. Puis elle se ressaisit ; que devait-elle faire désormais ? Attendre que quelqu’un vienne la chercher ? Une hôtesse s’approcha d’elle et lui indiqua le lieu de départ de sa chasse, non loin de là : sa coéquipière la rejoindrait sitôt avertie, l’informa la femme au sourire professionnel.
Et en effet, en parvenant au point de rendez-vous, la Faucheuse eut à peine le temps de se fixer en position d’attente que déjà une jeune femme marchait droit vers elle, le regard décidé mais –volontairement ? – pas fixé sur sa personne. Son visage était aussi beau que son prénom, ses mouvements gracieux comme le vol d’un papillon et elle était aussi couverte que sa coéquipière était dévoilée. Un duo intéressant, sans aucun doute.
Lorsque l’élégante apparition fut arrivée à son niveau, elle lui tendit la main en un geste déterminé.

« Je m’appelle Sybilia Philips. Je suis mage de Phantom Lord. »

L’interpellée lui rendit sa poignée de main en récitant d’un air aussi naturel que possible la phrase pour laquelle elle s’était tant entraînée, n’étant pas habituée à mentir :

« Je suis Elyse Alteria, de la guilde Feuilles de Thé. Je suis… ravie de te rencontrer. », ajouta-t-elle à sa propre grande surprise.

D’un signe de tête, elle montra la rue qui s’étendait devant les deux partenaires.

« On y va ? »

Lucile haussa un sourcil à la vue d'un étrange poulet géant qui lui cherchait noise en se précipitant sur elle, le bec en avant. En un coup de faux, la créature aurait pu être envoyée vers d'autres cieux, avec le privilège non négligeable de ne pas être assassinée par la même : l'ombrageuse demoiselle avait pris soin de rendre inoffensive son arme adorée en couvrant sa lame d'une épaisse couche de tissu solide. Enfin, inoffensive... C'était un bien grand mot. En effet, la bestiole pouvait toujours, par un choc, se faire rompre le cou (qu'elle avait long d'ailleurs).
Fort heureusement pour le volatile, Lucile n'eut pas à s'interroger longtemps sur le bienfondé d'une attaque immédiate. Sa partenaire avait opté pour plus de délicatesse et présentait à la créature inutilement ailée un papillon scintillant au creux de sa paume. Le minuscule animal suintait l'énergie magique, et si ç'avait été à elle que Sybilia l'avait offert, Failer n'aurait pas hésité un instant à le refuser. Il est des enfants à qui on n'a même pas besoin d'inculquer la méfiance des adultes qui donnent des bonbons...
En l'occurrence, l'adulte tentateur était en train de lui sauver la mise, même si le poulet malfaisant ne semblait pas être très dangereux. Ce dernier s'approchait de la main tendue, répondant à l'invitation...
"Elyse" caressa machinalement du bout des doigts le manche de sa faux. Si la bestiole se détournait de l'appât de sa partenaire, il serait toujours temps de lui asséner un coup de manche sur la tête pour l'assommer.

Au regard qu'elle lui jeta, la Faucheuse sut tout de suite que sa coéquipière venait seulement de remarquer son instrument de travail, bien que celui-ci fût loin d'être discret. Elle se remémora en un éclair la scène de leur rencontre. Son air préoccupé n'était donc pas un faux-semblant : elle n'avait vraiment accordé à sa partenaire qu'un coup d’œil superficiel.
D'un mouvement habile du poignet qu'elle ne maîtrisait que depuis quelques jours (et jamais un entraînement ne lui avait procuré plus grande joie), Failer retourna sa faux dans le sens conventionnel.

« Pas de stress, je comptais pas le tuer. Je connais le règlement et, de toute façon, je tue pas les animaux. Je me défends, c'est tout. »

Au loin, on entendit le cri d'une créature sans doute malmenée par un duo de mages qui tentait de la mettre hors d'état de nuire. La jeune rouquine soupira : quelle violence...

« Bon ben on y va ? On aura plus rien à capturer, sinon... et on a pas vraiment eu l'occasion de faire preuve d'esprit d'équipe. »

Elle reprit donc sa marche le long de la rue et Sybilia lui emboîta le pas. Quelles bestioles leur faudrait-il encore affronter ?