Qui suis-je ?
Mon visage me semblait irréel dans ce miroir qui meublait le mur de la chambre froide. Froide, vide, déserte. Bientôt, mon porte-monnaie pourrait être affecté de ces adjectifs, encore plus si je continuais à séjourner dans cette vieille auberge. Il y avait bien longtemps que je n'étais pas partie en mission, ni rentrée à la guilde. Mon cœur n'y était pas. J'avais marché, marché, marché. Nuit, jour, quelle importance ? Et c'est au moment où j'allais m'effondrer de fatigue que j'avais fait halte.
Mon frère m'avait quittée, il était parti, et ses pas s'éloignant résonnaient dans mon esprit. J'avais été assez forte pour m'empêcher de le retenir. Mais alors que j'avais le plus besoin de lui, alors qu'il partait, je retrouvais mon éternelle solitude. Chaque personne qui croisait mon chemin et s'installait dans mon cœur était amenée à me quitter, à disparaître, à m'abandonner. A m'abandonner. Je me battais contre moi-même, je tentais de réduire au silence le fer des sentiments qui entaillait ma chair. De là suintait mon désespoir, ce désespoir qui me happait toute entière.
La pièce était sombre, l'image que me renvoyait le miroir amer, détruite, crue.
La jeune femme en face de moi me regardait vaguement, pourtant ses iris me transperçaient. Son bleu océan était lugubre, ses cheveux ternis, sa peau pâle, ses pommettes saillantes, ses cernes violettes pendaient sous ses yeux. Cette jeune femme avait peur, sa solitude lui pesait comme une malédiction. Voilà que ses yeux tremblaient. Et pendant un instant, ils se stoppèrent : le mirage d'une volonté passée marchait devant elle, venait à elle. Dans sa misère, l'aurore amenait une nouvelle lueur.
Dans les batailles, elle n'avait su se démarquer. Elle n'avait pu que marcher derrière, subir le supplice de toutes les horreurs. Être brûlée par les souffrances. Elle n'avait eu droit qu'à voir et sentir que les mauvaises choses. Rien n'avait su la soutenir. Aussi fragile qu'une feuille d'automne emportée par le vent. Une feuille qui craquelait au sol. Sans piliers pour soutenir sa carcasse meurtrie.
Peut-être était-il temps ? Peut-être devait-elle songer à quelque chose d'autres ?
La figure dans le miroir releva le menton pour se contempler. Au lieu d'une petite fille apeurée, au lieu d'une adolescente pleine de volonté, je voyais une jeune femme brisée. Brisée, certes, mais prête, non pas à recoller les morceaux, mais à changer la structure initiale. A refaçonner sa personne dès la racine.
Pour commencer, j'allais rendre à sa défunte propriétaire le nom que je lui avais emprunté. Je n'étais plus Suzu désormais, l'enfant sans paroles. J'étais Alice Claria Féamor. Avec ce premier abandon, je laisserais aller de ma personne. Il me fallait fermer mon cœur plutôt que mes lèvres. Ne plus me laisser toucher par des pertes. Être moins naïve. Abandonner l'enfant que j'étais pour devenir l'adulte que je devais être.
Adieu, monde candide.