L’hiver était rude et loger au Mont Yakobe n’était sans doute pas le plus judicieux confort. Mais quand on se prénommait Jiro Yu, que nos noms et visages étaient affichés dans tous les recoins de Flore et que Black Jack en personne, leader de Legion, nous souhaitait mort ou vif, mieux valait se cacher dans un tel endroit, le temps que les choses se calment. Le marionnettiste, en fuyant la guilde de Blue Pegasus lors de l’attaque organisée pour voler Christina, s’était directement rendu en direction du nord, vers le point culminant de Fiore, pour s’y loger. Il avait découvert une ancienne cabane à l’abandon, au milieu d’une plaine recouverte par la neige, dans les premières steppes entourant l’immense montagne, et s’y était installé tranquillement. Un vieil homme y habitait, mais son cadavre, emporté par le froid, n’était plus qu’un corps glacé et sans vie depuis longtemps, retranché sous des couvertures, hélas pas assez épaisses pour combattre l’hiver. Il savait qu’il ne pourrait rester longtemps dans les lieux, qu’il devrait changer constamment de cachette pour éviter qu’on ne le rattrape facilement – il ne craignait pas les autorités officielles mais plutôt Legion en elle-même – mais préférait s’attarder dans cet endroit désert pour une simple et unique raison : il devait devenir plus fort.

Il devait devenir plus fort, c’était un impératif. Il s’était amusé, jusqu’à présent, à défier les petits mages du royaume, mais désormais qu’il s’était pris aux grands, désormais qu’il était officiellement recherché et reconnu, il devait se renforcer, développer sa magie pour avoir davantage de confiance en lui, pour s’assurer une survie, une fuite sans embûches. Il était déjà habile et pouvait se sortir de nombreuses situations, mais comment pourrait-il éviter sans trop de dégâts rien qu’un seul mage de Legion ? Frost, Adrien ou Yoite, tous à leur manière pourraient considérablement l’affaiblir s’ils le retrouvaient. La spécialité de Jiro était la fuite – mais si le chasseur était plus rapide que le chassé, pourrait-il éviter la mort ?

L’art du marionnettisme était infini, et il avait encore de grandes choses à découvrir. Quelle faculté pourrait-il développer pour contrecarrer Jack, qui progressivement devenait sa plus grande frayeur ? Pouvait-il pousser son art encore plus loin que le simple contrôle des corps – pouvait-il, lui aussi, se tenter au contrôle des esprits ? Cela paraissait illusoire, impossible. Et pourtant, il pouvait essayer. Mais actuellement, il se sentait trop faible, trop peu expérimenté, pour se tenter à une telle pirouette. Il fallait qu’il découvre encore plus le contrôle des corps avant de s’attaquer à autre chose.

Machinalement, sortant sous la neige pour s’entrainer, il répéta toutes ses facultés, une à une. Création. Des fils se créèrent du bout de ses doigts, des fils intangibles, invisibles aux yeux des autres, des fils magiques. Ceux-là s’attachèrent au corps du cadavre que Jiro avait trouvé dans la cabane et soudainement, le macchabé, comme s’il renaissait, se leva, se mit en mouvement. Transformation. L’homme fut illuminé d’une lumière éclatante et son corps, progressivement, se transforma en bois ; l’humain devint définitivement une marionnette. Invocation. Sayuki, sa marionnette transformatrice, apparut entre eux deux. Il lui ordonna d’utiliser sa faculté de modélisation pour transformer le corps de la nouvelle marionnette, elle en fit une réplique exacte de Candice, celle qu’il avait tué précédemment. Il révoqua Sayuki et se concentra alors sur la nouvelle Candice qu’il avait face à lui.

Il sentait, partant du bout de ses doigts pour toucher le corps du pantin sosie, ses fils teintés de magie qui les reliaient l’un à l’autre, comme s’ils ne faisaient qu’un. Comme si leurs deux corps n’étaient issus que d’un seul. Jiro, de longues heures, sans se soucier de la neige qui s’accumulait autour d’eux, se concentra sur ce lien inextricable qui existait entre sa marionnette et lui. Il tenta de comprendre une nouvelle mécanique, une nouvelle habilité des marionnettistes : il était marionnettiste, elle était une marionnette, mais elle était lui et il était elle.

Au terme d’une intense concentration, il se tenta alors à utiliser ce qu’il semblait avoir compris. « Permutation. » L’espace d’un instant, il se trouvait devant la cabane et, à cinq mètres de lui se trouvait la marionnette de Candice – derrière elle, il pouvait distinguer malgré le blizzard l’immense Mont Yakobe.

L’instant d’après, il vit toujours Candice, face à lui, mais derrière elle se trouvait cette fois la cabane. Il se détourna lui-même et vit alors, dans son dos, le Mont Yakobe. Il se laissa tomber nonchalamment au sol, épuisé. Il venait de réussir à intervertir son corps avec celui d’une de ses marionnettes. Ils ne faisaient qu’un.