Il n’avait jamais croisé Misto Shida, on aurait pu croire qu’il se jetait dans une aventure insensée. Elena calma ses ardeurs en rationalisant ses propos, en rabaissant son optimisme, en contextualisant la situation. Cette notion même de troisième voie – infiniment chère à Kôta – trouvait tout son écho, à nouveau, dans cette ambivalence complexe. Si Elena penchait d’un côté et Misto de l’autre, tournant chacune le dos à la seconde, Kôta allait être le messager qui existait entre eux, le pont vers l’avenir, vers la conciliation. Selon lui, s’il fallait stopper ces problèmes, les efforts devraient venir des deux côtés. Il pensa brièvement à Marcus et son paradigme totalitaire insensé. Elena, elle-même, baignait quelque peu dans ces rayonnements drastiques d’une loyauté inconditionnelle à l’ordre. Le combat entre deux extrêmes est voué à l’échec sans médiateur. C’était ce rôle que Kôta acceptait d’endosser.

De quelles armes disposait-il réellement ? Il avait connu Nywell, la femme qui avait précédé Misto à la tête de la guilde dissidente avant même qu’elle ne fut élue chef. Il avait vu la demoiselle aux éclairs combattre un meurtrier, un homme qui avait tué un ami de Kôta, un mage de Blue Pegasus, en hurlant à la mort. Nywell luttait pour sa vie avec la persuasion que si elle ne tuait pas son adversaire, c’était elle qui trépasserait. Alors Kôta était intervenu, hésitant au début, puis sûr de sa démarche par la suite. L’enjeu était complexe, des vies étaient en jeu, et chaque jour jusqu’à présent il regrettait presque ce qu’il avait fait, mais c’était la meilleure solution pour tout le monde. Le tortionnaire qui avait hanté l’enfance de Nywell n’avait pas été tué, et Nywell en était sortie vivante. Une troisième voie où tout le monde vivait à la fin, où les démons étaient exorcisés. Où l’homme pourrissait toujours dans sa douleur muette, aujourd’hui, oh Kôta si quelqu’un l’apprenait qu’est-ce que tu deviendrais, peut-être rien de plus ni de moins que ce que tu n’es déjà.

Si Misto était de la même veine que Nywell, il savait qu’il pouvait agir. Les temps avaient changé, le monde avait bougé tandis qu’il était bloqué dans sa léthargie au fil des années. Elena, quelques mois plus tôt dans le monde de Kôta, n’avait que quatorze ans. A leur réveil d’Yselin, elle était une des femmes les plus influentes du monde de la magie. Misto elle-même n’était qu’une magicienne peu connue. Ses agissements ont pourtant eu raison sur sa discrétion. Misto était la ferveur populaire, l’arme du peuple contre Marcus et son impérialisme.

Le fait que ce soit Elena qui confia cette mission à Kôta était déjà une bonne chose. Ils se trouvaient toujours dans la phase des pourparlers, rien n’était fixé d’avance. La guerre pouvait encore être stoppée si un accord était trouvé. Kôta, fronçant les sourcils en réponse au monologue d’Elena, finit par se mordre la lèvre tandis que d’immenses ailes perçaient sa chemise pour se frayer un chemin dans son dos et déployer leurs plumes face à l’implacable conseillère. L’espace d’une seconde, les yeux de Kôta prirent une teinte orangée, mais ce regard de prédateur disparut presque aussi rapidement qu’il n’était entré en scène. « Les aigles écouteront leur frère. Je connais la liberté qu’ils chérissent, j’ai vécu ces mêmes instants de plénitude porté par les vents. Je me tacherai de les apaiser tous. » Les ailes se résorbèrent, laissant deux trous béants dans le dos du garçon. Il s’en fichait. Ce qu’il voulait démontrer, c’est qu’il n’était pas rongé par l’optimisme comme elle pourrait le penser. Il était malheureusement conscient qu’il fallait faire des sacrifices dans une telle situation.

Pour empêcher Nywell de tuer ou d’être tuée, il avait crevé les yeux, arraché la langue, coupé les doigts d’un homme.

La seule question qui restait en suspens, c’était de savoir quel était le meilleur sacrifice à faire pour améliorer la rivalité entre les aigles et le Conseil. Cette fois il se débrouillerait pour trouver une solution rapidement et ne pas en venir à la torture comme la dernière fois. S’il appréhendait le problème, il n’y aurait sans doute pas de difficultés à trouver un compromis.

Mais s’il était trop tard, Kôta ? Et si tu avais mal choisi ? Et si Elena te renvoyait dans tes cauchemars ? Sais-tu vraiment gérer une situation comme ça ?
En es-tu même capable... ?