Une convulsion saisit l’homme et le fit se courber en avant. Il se mordit sa propre main à temps pour étouffer un râle. Lentement, il se redressa et son affreux visage fut alors reflété dans le crasseux miroir. Six années, pouvait-il le croire ? Six années endormi, six fois le monde a tourné autour du Soleil tandis que lui restait dans sa prison glacée. Le mage ne pouvait le croire, ça le rendait malade. Il avait manqué trop de choses, beaucoup trop, et n’avait aucune idée de comment reprendre pied. Il avait perdu de vue tous ses contacts, tous ses amis, il était seul et ça le rongeait de l’intérieur. Son regard, par l’intermédiaire du miroir, se posa sur son corps frêle. Il se dégoutait lui-même. Puis il remarqua un subtil détail : un mince fil, presque invisible, entourait son cou. Avant qu’il n’ait le temps de se pencher davantage dessus, de comprendre ce qu’il relevait véritablement, le fil se serra avec une subite brutalité, et dans la force du coup rompit le cou de l’homme qui chuta, déjà mort, à terre.
Jiro sortit de l’ombre et fit disparaitre son fil magique. Il s’assit dans un fauteuil, contemplant le corps sans vie qu’il venait d’assassiner. Il avait été réveillé après six années, lui aussi, mais le décalage ne l’avait pas autant perturbé que l’avait montré sa cible. Il trouvait au contraire tout ceci amusant ; il était arrivé à Fiore voilà des années plus tôt et avait appris à se familiariser avec les lieux. Il s’était senti rejeté, puis avait rencontré des personnes de l’ombre, comme lui, qui l’avaient guidé dans ce monde étranger. Il avait rejoint une guilde et avait fini par se sentir à l’aise à l’intérieur, avec tous les autres mages. Et alors que tout allait pour le mieux, il avait été capturé, puis s’était réveillé dans un monde qui lui était à nouveau étranger. Mais subtilement, alors qu’il était en proie au désespoir la première fois qu’il avait vécu cette situation, il trouvait alors ce nouveau challenge beaucoup plus trépidant. Il avait directement saisi l’occasion pour se réaffirmer dans ce nouveau monde. Il avait fui la situation aisée où il était tombé six ans plus tôt, il avait fui Eagle’s Claw et ne comptait pas retourner délibérément à la guilde. Il avait d’ailleurs cru comprendre qu’elle n’était plus aussi resplendissante que par le passé. Qu’en était-il d’Arkhana, de Lund ou de Misto ? Tous avaient disparus. Il se ferait une joie de croiser leur route à nouveau, mais ce n’était pas dans ses priorités.
Quand la masse de mage avait été libéré du Palais Royal, Jiro avait remarqué un mage solitaire, perdu, l’air hagard, qui était parti seul dans une direction. Jiro l’avait discrètement suivi, et l’avait épié, une semaine durant, pour comprendre qui était cet homme. C’était vraisemblablement un mage solitaire, sans guilde, et il vivait mal le retour à la réalité. Si Jiro l’avait ainsi suivi, c’était pour s’assurer d’une chose : s’il avait toujours cette
envie. Un matin, n’ayant toujours pas trouvé la réponse, il se rendit dans la chambre de l’homme, l’ayant trouvé nu en train de sangloter devant un miroir, et il l’avait étranglé à l’aide de ses fils magiques. Le corps était tombé mort, mais Jiro n’avait rien senti de spécial. Il n’était plus transporté par l’acte de tuer. Cela aurait dû le ravir, car c’était une réelle maladie qui le touchait auparavant et le forçait à assassiner n’importe quelle personne qu’il croisait. Mais désormais, tuer un homme ne le contentait plus. Si cela lui déplaisait, c’était parce qu’en ayant vu l’homme chuter dans sa mort, il avait réveillé l’
envie, mais cette simple mort ne l’avait pas assouvie. Il comprit directement de quoi il était question. Désormais, s’il devait tuer quelqu’un (car l’
envie était malheureusement toujours là), ça devait relever du challenge pour qu’il en soit satisfait, apaisé. Il ne devait pas tuer les simples inconnus. Il devait connaître ses victimes au plus profond d’elles pour ensuite les comprendre et voir la lueur de vie s’éteindre dans leur regard en toute satisfaction. Mais quelles personnes connaissait-il véritablement ? Rosa ; Abigail ; Crysis ; Arkhana ; Lund ; et Misto. Combien étaient encore en vie aujourd’hui ? Et était-ce réellement le bon choix à faire ?
Le monde avait changé autour de lui. Il marchait dans les rues de la ville en contemplant, intrigué, toutes les nouvelles choses qui feraient désormais son quotidien. Un endroit néanmoins avait gardé toute son originalité passée : le Chat qui Pleure. Le tranquille café, presque invisible, à l’ambiance tamisée et propice à la détente, était resté exactement le même. Il s’y était installé, cette fois seul, et avait passé quelques instants à y réfléchir, ses doigts frêles enlaçant une tasse de thé brulante sans frémir à cause de la chaleur. Puis il s’était levé et avait demandé à la tenancière de laisser une note. Si un jour, Misto passait par là dans l’espoir de le retrouver, la tenancière lui donnerait l’adresse de Jiro. Et Jiro l’accepterait – mais il fallait alors que la jeune femme s’enquiert de sa présence.
Il s’apprêta à quitter l’agréable pièce, à jamais, mais en posant ses mains sur la poignée, il se ravisa. Il fit demi-tour et retourna s’asseoir – mais pas à la place qu’il occupait quelques secondes plus tôt, mais de l’autre côté de la pièce, face à un homme caché dans l’ombre. Celui-ci se raidit quand Jiro s’installa directement devant lui. Le marionnettiste lui adressa un sourire amical.
«
Voilà plusieurs jours que vous me suivez. Aurais-je quelque chose à me reprocher ?_
Je… je ne vois pas de quoi vous parlez._
Oh, s’il vous plait, passons cette partie. Vous étiez là quand je prenais mon petit-déjeuner avant-hier. Vous étiez là pendant ma balade dans le parc qui a suivi. Vous étiez là au restaurant, aux sources thermales et au dojo. Ce ne sont pas des lieux où je me rends en temps normal, mais j’y suis allé juste pour m’assurer que ce n’était pas une coïncidence. Et vous n’allez pas me faire avaler ça._
C’est juste, je… je suis désolé._
Tu n’as pas à t’excuser, mon cher ami. Tu es encore là aujourd’hui à me suivre, donc tu ne me considères pas encore comme un danger public. Pourtant tu sais que j’ai tué quelqu’un – pourquoi me suivrais-tu si ce n’est pour cette raison ? – mais tu ne te sens pas comme une de mes potentielles cibles. Ça veut dire que tu ne t’es pas rendu compte que j’ai fouillé dans tes vêtements dans les vestiaires des bains._
[…]_
Ton silence révèle ton amateurisme. Tu m’as suivi parce que j’appartenais à Eagle’s Claw ? T’es quoi, un simple indic d’un magicien du Conseil ? J’aurais aimé que tu sois plus habile. Sincèrement. Mais c’est trop tard._
… qu’allez-vous me faire ?_
Tu vas devenir ma marionnette . »
*
L’indic se trouvait dans un coin d’un nouveau bar, tard la nuit, quand un homme vint s’asseoir à ses côtés.
«
Alors, qu’est-ce que t’as trouvé sur lui ?_
Rien, il est réglo, ce n’est pas la peine d’enquêter plus._
T’en es certain ?_
Ouaip. Son dossier est clos. »
L’autre homme s’en alla aussi rapidement qu’il était arrivé. L’indic rentra alors chez lui, dans l’appartement qu’il occupait seul. Il ouvrit dans un de ses classeurs quelques pages qu’il entretenait sur Jiro et les rassembla avec toutes les photos qu’il avait prises du marionnettiste. Il alluma une allumette et y mit le feu, sans se soucier des flammes à l’intérieur de son logis. Il alla ensuite se coucher dans son lit. Sans broncher, il fut brulé avec l’intégralité de son appartement.
Jiro regardait les secours s’activer pour étendre les flammes. Sur une civière, le corps sans vie de l’indic fut amené au loin. Le marionnettiste demanda à un passant ce qui s’était passé, et on lui répondit que c’était sans doute une bougie qu’il avait oublié d’éteindre qui avait provoqué l’incendie. Jiro fit la moue, feignant d’être touché par le tragique évènement. Puis il eut un bref rire en imaginant le visage livide du passant s’il découvrait que c’était Jiro qui était derrière tout ça. Que c’était Jiro qui avait fait de l’homme se marionnette pour le forcer à se tuer, et à emporter dans sa mort toute son enquête sur l’assassin.
Désormais, il était libre. Il ne pouvait qu’attendre que quelque chose de neuf.