« La nature, savez-vous les enfants, était Reine à l’origine du monde. Chaque chose que vous pourriez lui prendre, vous lui offriez en retour un cadeau similaire. De chaque fruit juteux dans lequel vous croquiez, naissait des graines que vous jetiez, les prochains arbres de la grande forêt. »

Grand-mère Passage sourit. Entourée de ses protégés, elle conte une énième fois l’histoire que sa mère lui à elle-même racontée alors qu’elle la tenait de la rêverie de son père. Et, malgré cette énième fois, personne n’ose l’interrompre. Et tout autour d’eux, alors que le récit commence à peine, on croit voir la forêt tendre ses oreilles pour écouter, à son tour. Les oiseaux, consciencieux, se taisent respectueusement dans tout le bosquet aux allures de jungle tropicale, laissant le blond nouveau venu dans le seul murmure des feuilles délicates des arbres. Il s’avance, le jeune homme perdu dans la nature, et la maitresse des lieux pose sur lui, un regard curieux. Il est différent, elle le sent bien, mais en aucun cas elle ne semble le craindre. Non, Mère nature sourit dans l’écorce noueuse des arbres. Elle rit dans le son symphonique du vent entre les branches. Elle joue de ce petit homme qui cherche son chemin en brisant jusqu’à la moins visible des branches du buisson proche de sa sacoche. C’est alors que, marchant au hasard de la végétation luxuriante, il découvre une vaste clairière. Un tronc abattu plonge son ancien sommet dans l’eau claire et parcourue de nénuphars, entouré par la seule présence des arbres gigantesques, des lianes ondulantes et des yeux flamboyants de la créature qui s’est tapie en catimini dans un buisson.

« Mais, savez-vous mes enfants, la nature n’est elle-même pas toujours tendre avec ses habitants. Combien de fois avons-nous pu nous tromper de baie ? Combien de fois avons-nous réussis de justesse à échapper à un prédateur moins avisé ? De nombreuse fois et, ce n’est que le cycle éternel de l’équilibre qui recommence à chaque fois, sans aucun doute d’incalculable prochaine fois…
- Grand-mère, Grand-mère, quel est le plus redoutable enfant de la nature ? »

L’aïeule fait mine de se creuser la tête alors qu’un petit approche avec avidité pour saisir la réponse à cette question qu’il vient de poser. Passage sourit discrètement et, alors que le blondinet s’engage dans le petit havre de paix et d’eau en détaillant la chose tremblante qui fait remuer sa cachette, elle reprend son récit.

« On dit parfois que, mon petit, les Naïades surpassent de loin le plus terrible des adversaires des clans de Midi. Humanoïde, elles sont le mélange parfait de l’arbre et de l’humain. On raconte même, pour les belles d’entre elles, que les fleurs qu’elles portent libèrent un doux parfum de séduction. Mais ce n’est qu’un tendre mensonge. Si de leur yeux de biche tu deviens la cible, soit sûr, mon fils, de pouvoir assurer ta protection contre ses changeformes dont la peau végétale cache la force la plus discrète de tout un écosystème.
- Qui Grand-mère ?
- Ils rampent sous terre, grimpent lentement sur les troncs, volent de leurs jolies ailes éphémères…
- Des insectes Grand-mère ! Ce sont des insectes ! »

Et, alors même que Grand-mère Passage reprend une énième fois son histoire, le blond tombe dans le filet consciencieusement tendu par la créature mi-arbre mi-insecte qui vient de sauter hors de sa cachette, toutes griffes dehors. Deux choix semblent alors s'imposer pour ce blondinet étranger. Réagir ou mourir.

La créature ouvre de grands yeux devant les quatre choses brillantes et bleutées qui tourbillonnent. Elle en oublie presque le grand oiseau qui se rue sur elle et la demoiselle éplorée qui a lâché un cri à faire fuir la moitié de la forêt. La Naïade cligne des paupière et fait disparaitre les mandibules de sa mâchoire pour avancer vers l’éclat splendide des étoiles.

« Dit Grand-mère, il parait que les Naïades sont attirées par tout ce qui est beau et lumineux, c’est vrai ?
- Uniquement la lumière mon enfant. Et à la manière d’un papillon dans un feu de camp, il finit toujours par s’y consumer. »

La première étoile éclate dans un plop sonore qui la fait sauter en arrière. Ou du moins essayer alors qu’un deuxième plop lui hérisse le feuillage. Puis elle sent que ses membres sont lourds. Si lourd qu’elle s’enfonce presque dans la terre glaise qui borde l’onde claire. En partie cristallisée dans une position étrange, elle fixe son regard sur l’éclat que projette la lance de l’esprit stellaire et se plie consciencieusement pour en rapprocher ses horribles yeux de mouches. Tant et si bien que l’invocation passe à côté de sa cible et fini dans l’eau, interrompant son attaque et par la même occasion, la lumière qu’elle générait. La Naïade laisse échapper un cri de frustration en voyant la lumière disparaître et pose à nouveau son regard sur le mage blond. Les globes de mouche disparaissent peu à peu et la créature prend une mine affligée. Une larme commence à perler au coin de sa prunelle et, finalement, elle se met à pleurer chaudement.

Gênée par le cristal ? Pas le moins du monde. Ce qu’elle voulait, c’était la lumière, rien de plus. Puis d’un coup elle s’arrête et repose ses yeux embuée de larme sur l’aventurier. C’est sa faute. Il n’y a que lui qui a pu faire disparaître sa lumière chérie. Elle ravale ses larmes et pousse un autre cri alors que son dos se déforme sous la transformation. Une jolie paire d’aile de libellule en jaillisse et elle s’élève sans quitter sa cible du regard. Le cristal est lourd mais elle redouble d’effort. Son corps se modifie et renforce les jointures prises dans l’ambre. Et, ni une ni deux, la Naïade s’envole, grosse et alourdie comme un pachyderme. Elle avance graduellement jusqu’à pouvoir survoler le mage et pousse un cri de triomphe en se laissant tomber. A défaut de le toucher avant de se briser en petit morceau, elle a sans doute dû alerter des prédateurs rôdant dans les parages…

Oups. La pauvre Naïade, prise bien comme il faut dans le cristal ne résiste pas à l’explosion. Elle s’enfuit sans demander son reste en poussant l’équivalent inhumain d’un cri de terreur. Le calme envahi de nouveau la clairière où se trouve le mage, laissant l’aigle boudeur et le phénix regarder les lieux ou disparaitre comme bon leur semble. Sur le grand concours de force entre le blond et mère nature, le premier vient de gagner le premier round et le droit de se reposer et se repérer dans la jungle avant ses prochaines péripéties.

« Grand-mère, tu crois que les chasseurs vont croiser un braconnier aujourd’hui ?
- Je ne pense pas mon enfant. Il est tellement rare que quiconque s’aventure jusqu’ici.
- Et les bâtisseurs ? Crois-tu qu’ils viendront ?
- Je ne sais pas, tout est possible mon petit. L’avenir nous le dira.
- Grand-mère, vous devriez rentrer. Un orage se prépare. »

Tandis que la vieille femme se lève difficilement pour regagner sa tente, Solis atteint l’orée de la forêt sans trop d’encombre sinon surement d’autre étrangeté qu’on ne trouve que dans l’écosystème de Midi. Le sol plat et nu lui offre une vue plus que large sur l’horizon et le ciel qui se déchire sous les éclairs. Aussi, à peine a-t-il fait trois pas qu’une pluie diluvienne lui tombe dessus. La terre poussiéreuse devient bien vite aussi glissante qu’une savonnette, ce qui n’est pas des plus pratiques près des falaises. Trempé jusqu’aux os, paumé au milieu de nulle part, ainsi continu l’épopée de Solis, le mage de Lamia Scale. Espérons pour lui qu’il trouve un abri avant d’attraper un rhume ou qu’un des valeureux guerriers qui progressent accroché aux falaises pour continuer leur sortie de chasse le remarque.

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