Enfin ! Lucile Failer était une membre de Silver Fang. Enfin non, pas tout à fait. Elle n'était pas encore rentrée à la guilde pour se faire officialiser le titre, mais ce n'était plus qu'une question d'heures. Du moins, ça l'aurait été si son imbécile de coéquipier avait bien voulu se réveiller ! Mais non, môssieur avait besoin d'une sieste après avoir épanché sa soif de sang. Quel capricieux ! Lucile l'avait laissé faire, blasée en apparence, mais cette attitude l'exaspérait au plus haut point. Kuro s'était assis sur le sol, adossé à un arbre en retrait du chemin, et pionçait comme un bienheureux ; sa partenaire s'était donc mise dans la même position, bien qu'un peu plus raide, de façon à lui faire face. De longues minutes s'écoulèrent à la vitesse d'une centenaire sur un passage piéton ; n'y tenant plus, l'empressée future membre de Silver Fang se leva. Il lui fallut faire un effort considérable pour ne pas filer un grand coup de pied au mage des vents ; à la place, elle déclara :
« Kuro, je vais faire un tour. Te barre pas sans moi à ton réveil. »
Sans même se faire l'illusion d'une réponse, elle s'éloigna entre les arbres d'un pas contrôlé. Silver Fang ! Comme elle avait hâte de faire partie intégrante de la guilde. Une guilde, un groupe ! Un groupe uni comme une famille, uni comme l'étaient ses voisins... Bien sûr que celle qu'elle surnommait sa tante prenait soin d'elle comme de sa propre enfant, mais ce n'était pas la même chose que d'avoir une vraie famille. Elle était donc pressée de faire partie d'une vraie communauté qui la reconnaîtrait comme l'une des leurs. Lucile jeta un coup d'oeil en arrière. Elle pouvait encore apercevoir son nouveau compagnon assoupi, et elle songea à ce qu'elle l'avait vu faire lors de leur mission. Il était mage débutant comme elle, pourtant il était déjà bien plus puissant. Serait-elle utile à la guilde à son niveau ? Et si finalement, ils ne voulaient pas d'elle ? Cette simple pensée suffit à faire apparaître une aura d'un violet sombre autour de sa personne. Elle serra le poing pour empêcher l'explosion d'énergie. Oh, bien sûr, ce n'était pas une explosion accidentelle qui allait épuiser sa magie, mais elle préférait éviter de se faire repérer ou d'inquiéter Kuro s'il venait à se réveiller. Cependant, la jeune mage ne parvenait pas à chasser de son esprit l'idée qu'elle était trop faible par rapport à son collègue. Une goutte de sang perla de son poing tremblant de peur et de frustration. Si seulement elle pouvait chasser la noirceur qui envahissait son âme ! L'arracher de son être et la lancer au loin ! A l'instant où ce désir avait été formulé dans son esprit, Lucile sentit les ténèbres migrer magiquement vers son bras sanglant, à la manière de l'Awaken Nightmare. Mais cette technique utilisait beaucoup d'énergie et il aurait été stupide de s'épuiser pour rien. Alors sans prendre le temps de façonner les ténèbres de façon quelconque, la sombre demoiselle relâcha ce qui s'était accumulé dans le creux de sa main en un grand geste à la façon d'un lancer de balle au baseball. Une sphère de la taille d'un ballon, de football cette fois, jaillit alors et alla s'exploser contre un arbre proche ; la responsable s'approcha, interdite, et passa à la stupeur lorsqu'elle constata que le végétal avait été brûlé. Un disque noir était à présent visible sur le pauvre tronc et en se décalant, Lucile vit qu'il avait été creusé par la sphère. Enfin, les minuscules fleurs présentes près des racines et qui avaient été touchées par les éclats de l'explosion étaient à présent fanées. La jeune fille haussa les sourcils : elle était loin de se douter que sa magie lui permettait une telle chose. De plus, elle procéda à une introspection magique et fut ravie de découvrir que ladite chose n'avait que très peu entamé sa réserve d'énergie. Un sourcil froncé, elle reprit la marche en regardant pensivement sa paume. Au bout de quelques minutes, elle sembla remarquer le sang qui coulait encore de façon infime et le nettoya de son organe buccal, n'ayant pas franchement de lingette désinfectante sur elle. En relevant les yeux, elle s'aperçut avec surprise qu'elle était parvenue à une lisière de la forêt ; sous ses yeux s'étendait une exploitation agricole flanquée d'une maison petite mais coquette.
« Mmh... Je pourrais peut-être leur demander un bandage... »
C'est alors qu'elle la vit. En métal et tout ce qu'il y avait de plus simpliste, pourtant Lucile la trouva magnifique. Après avoir jeté un coup d'œil alentour afin de vérifier que personne ne la voyait, la demoiselle au regard presque amoureux se précipita vers ce qui avait attiré son attention : sous l'auvent d'une grange,probablement de façon temporaire, était abandonnée là une grande faux.
« Tu n'es pas tueuse, tu es une faucheuse, c'est tout. »
Ce fut avec une lueur d'excitation enfantine dans le regard qu'elle se remémora ces paroles de son partenaire. Faucheuse... Elle laissa échapper un petit rire un poil sadique en repensant aux fleurs qui fanaient après le passage de ses techniques. En examinant la lame de plus près, la grande enfant déduit avec un bonheur non dissimulé qu'elle venait d'être aiguisée. Elle se permit un regard furtif à l'intérieur de la grange entrouverte ; il n'y avait là nulle âme qui vive. Par contre, une petite armoire accrochée au mur comme dans la cuisine de sa tante portait la mention "Pharmacie" sur ses portes. Sans plus réfléchir, elle s'engouffra dans la bâtisse, ouvrit le petit placard et en chipa une bande. Pouah ! Elle était blanche. Faisant fi du frisson qui lui parcourait l'échine, Lucile s'en entoura la plaie en songeant que ce serait sali bien assez vite. Elle ressortit du bâtiment sans que personne ne soit apparu et, le regard radieux, s'empara de l'objet convoité avant de s'enfuir vers la forêt d'où elle était venue. Il n'était pas facile de courir avec une faux, mais elle s'y ferait sans doute. Par chance, la taille de l'instrument était idéale pour sa nouvelle propriétaire. Elle caressa amoureusement la lame tout en avançant ; quel bonheur que de l'avoir trouvée ! Elle était si belle, si fine, si élégante ! Sa main bandée se resserra encore davantage sur le manche. Ces évènements lui en auraient presque fait oublier la nouvelle technique qu'elle avait découverte. Passant la faux à sa main gauche d'un geste déjà agile, elle tenta de réitérer son exploit. Mais il y avait trop de joie dans son âme ; les ténèbres avaient été provisoirement chassées. D'ordinaire, elle ne s'en serait pas plainte, mais il lui fallait devenir plus forte pour être acceptée pleinement dans la guilde. Elle reporta alors son regard plein de tendresse sur sa nouvelle arme. Au moins, si elle ne progressait pas en magie, elle pouvait toujours utiliser sa si jolie faux, à présent. La pensée lui vint de ce qu'elle aurait pu faire subir à son père si elle avait été en sa possession à ce moment-là... Et aussitôt la noirceur reprit sa place dans le jeune cœur en même temps que s'allumait la lueur sadique dans ses prunelles. S'en rendant compte, la demoiselle absorba aussitôt tout ce qui venait dans sa paume et vit avec satisfaction la sphère se reformer au creux de sa main blessée. Plutôt que de la relâcher immédiatement, elle tenta de la condenser, ce qui fit diminuer la sphère de volume ; lorsqu'elle eût atteint la taille d'une balle de tennis, Lucile la lança vers un arbre plus jeune que sa première victime végétale, donc très fin ; il fut transpercé de part en part. Songeuse, la désintéressée de l'écologie poursuivit sa route jusqu'à pouvoir apercevoir son camarade manipulateur de vent qui émanait tout juste de son sommeil. Il s'étira et s'exclama :
« Tu dévoiles enfin ton vrai visage ! »
L'interpellée laissa un grand sourire s'étaler sur ses joues.
« Ramène-toi au lieu de dire des conneries. On rentre. »
Et sur ce qu'il restait de chemin aisément praticable, la faucheuse s'entraîna, force jeux de poignets, à porter dignement son surnom.
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