Herbie et Robbie se faisaient face. Chacun avait imaginé un plan permettant à son partenaire de prendre l'ascendant sur l'autre, mais il était maintenant évident qu'Herbie et moi avions gagné la première bataille.
_ Ta victoire intellectuelle ? reprit ironiquement Robbie. Nous espérions que vous seriez assez naifs pour suivre nos indications à la lettre et revenir ici après vous être fait prendre. Cependant, ça n'a jamais été notre première hypothèse. Il était évident que notre ressemblance et le type de pouvoir de Giskard-sama vous amènerait à conclure que nous étions les auteurs des vols qui vous avaient valus d'être pourchassés. Si nous n'avions pas agi, vous auriez inévitablement fini par nous dénoncer, alors nous avons préféré vous pousser à découvrir notre véritable identité.
"En jouant de cette manière, poursuivit Robbie, vous n'aviez plus que deux options qui s'offraient à vous : nous accorder une confiance aveugle et vous faire attrapper à notre place, ou vous méfier de nous et mettre au point un plan destiné à nous arrêter. Dans les deux cas, nous étions préparés à vous affronter.
_ Rectification, répondit calmement Herbie, tu te trompes sur un point. Nous avons toujours le choix de suivre notre propre route.
_ Que veux-tu dire, demi-moi ?
_ C'est simple. Giskard ne vole pas les marchands lui-même. En fait, je ne suis même pas certain qu'il soit capable de commettre un quelconque méfait de lui-même, il te pousse à le faire. C'est pour cela que j'ai été pris en chasse dès mon arrivée dans la ville, tous les marchands te connaissent et se méfient de toi, mais ils ignorent que tu travailles pour quelqu'un d'autre.
"Giskard utilise sa magie de dissimulation sur les objets environnants comme les containers pour que tu puisses te cacher et semer tes poursuivants. Tout était fait pour que ce soit toi qui l'utilise, Giskard n'a jamais eu la moindre intention de nous protéger. Mais lorsque j'ai été pris en chasse, nous nous sommes cachés à l'intérieur sans savoir que le container était soumis à ce pouvoir... en tout cas pas consciemment.
_ Tu sous-entends que ton Maître pourrait avoir inconsciemment détecté la présence d'une forme de magie, et qu'il se serait laissé guider jusqu'à elle ?
_ Précisément, nous n'avons pas immédiatement compris quelle était la nature de la force qui nous avait sauvé, et c'est pourquoi nous vous avons accordé une confiance aveugle. Comme tu l'as dit, il vous est rapidement venu à l'esprit que notre arrivée pouvait vous être utile, et ce pour une simple raison: si nous nous faisions prendre à votre place, tu aurais définitivement pu arrêter cette activité. Si les marchands nous avaient arrêté, tu aurais à nouveau pu circuler librement dans la ville, et avoir des relations normales avec les gens.
_ Ridicule ! Giskard-sama n'a jamais eu envie d'arrêter, il a toujours utilisé ses pouvoirs pour...
_ Interruption, tu ne m'as pas bien écouté. Je ne parle pas de ce que ton partenaire veut ou ne veut pas faire de sa vie, je ne te parle que de tes propres ambitions.
_ C'est absurde, reprit Robbie, je réalise tous mes actes dans l'intérêt de Giskard-sama.
_ Je l'admets, mais ce n'est pas parce que tes intérêts et les siens vont dans le même sens que vous êtes obligés de partager le même objectif. Là où il voulait se débarrasser de nous pour éviter les ennuis, tu voulais simplement que je prenne ta place pour te permettre de t'échapper. Pourquoi crois-tu qu'il t'a laissé en arrière, à l'endroit où nous risquions de ramener ceux qui ont mis ta tête à prix ? Qu'aurais-tu fait si nous avions marché et que j'avais réellement été suivi en venant ici ?
_ Il serait revenu m'aider.
_ Non ! Tu l'as dis toi-même, Giskard est parti mettre un autre de ses plans en place, probablement pour contrer mon propre partenaire. Tu ne lui es plus d'aucune utilité, alors il t'a laissé derrière pour leurrer ses ennemis, quels qu'ils soient.
_ Ça suffit, j'en ai assez entendu !
Robbie se mit à courir en direction d'Herbie, le bras droit vers l'arrière et le poing serré.
Dans le même temps, le poing droit de Giskard fondit sur moi et m'envoya au sol, quelques mètres plus loin.
_ Tu es ridicule, me lança Giskard. Je n'ai même pas besoin d'utiliser de magie pour t'envoyer au tapis. Essaye au moins de résister, ou notre petite entrevue risque de connaître une fin prématurée.
Je me relevai sans répondre et me lançai brutalement à l'assaut. Dire que ses capacités de mage dépassaient les miennes était déjà un euphémisme, la force brute était une solution alternative. Toutefois, je regrettai d'être moitié moins doué en combat à mains nues qu'en magie, particulièrement lorsqu'il bloqua d'une main un coup dans lequel j'avais placé toute ma force. Mon bras droit entravé, je tentai dans un dernier assaut de le surprendre d'un coup de la main gauche. A nouveau, ma tentative fut un échec.
_ Ne me fais pas rire ! lança Giskard en m'envoyant au sol.
Je me relevai une fois encore, sas prêter attention aux blessures qui commençaient à envahir une partie de mon corps, la seule chose d'importance était de trouver un moyen de riposter.
Machinalement, je fermai les yeux.
_ Qu'est-ce que tu as ? me demanda Giskard, surpris par ma décontraction soudaine. Tu ne cherches plus à m'atteindre ?
Comme prévu, l'orgueil de Giskard fut touché par l'absence de réponse et il se précipita sur moi. Son coup allait être celui de quelqu'un dont la volonté profonde était de faire mal, d'aller chercher l'arrogance de son adversaire. Sachant cela, il allait très certainement viser un point symbolique, un point qui m'empêcherait définitivement de me moquer de lui si tôt qu'il l'aurait touché.
Les yeux toujours fermés et guidé par le son de ses pas qui approchaient, je parvins à parer sans difficulté le coup qu'il porta à hauteur de ma tête.
_ C... Comment ? bégaya-t-il.
_ Le maître des magiciens, pris en défaut par un simple tour de passe-passe.
Je profitai de ce moment de flottement pour porter ma première attaque directe, envoyant mon poing s'écraser contre son visage étonné. Saisissant ma chance, je tentai de porter immédiatement une nouvelle attaque.
Hiding Magic, Shissou
Il disparut devant moi, aucun de mes sens ne me permettait de le retrouver, pas le moindre indice sur la direction à prendre. Soudain, Giskard poussa un cri et réapparut dans mon dos. Je me retournai maladroitement, esquissant un geste pour me défendre du mieux que je le pouvais. Un instant plus tard, il avait de nouveau disparu, puis se retrouva sur ma gauche. Emporté par mon élan, mon bras tournoya dans le vide, jusqu'au moment où Giskard me frappa et m'envoya au sol pour la troisième fois.
Ouvrant les yeux après quelques instants d'absence, je vis un nombre anormal de personnes tout autour du parc.
_ Tu vois ! me lança Giskard en se tournant vers la foule. Les gens sont les mêmes, peu importe le pays. Tous se passionnent pour les combats en plein air, c'est un spectacle qui ne saurait lasser aucun d'entre eux. Notre sang n'est pour eux qu'une touche de couleur apportée au tableau qu'ils regardent. Beaucoup d'entre eux sont surement en train de verser quelques larmes en te voyant ainsi, gisant au sol et espérant que quelqu'un viendra t'aider.
La foule fut soudain prise d'un "Oh" largement audible, coupant Giskard dans son discours. Il se retourna à plusieurs reprises, sans parvenir à me localiser.
_ Tu es moins doué que tu ne le crois, Giskard. Un bon acteur ne commente pas les réactions du public alors qu'il est encore sur scène, particulièrement lorsque la fin de la pièce n'a pas encore été décidée.
_ Ah! fit-il. Je ne me laisserai pas avoir par ce genre de fourberie !
Giskard donna un grand coup à l'endroit où il s'était lui-même rendu invisible, quelques secondes auparavant. A sa grande surprise, aucune résistance ne vint s'opposer à son bras.
_ Qu'est-ce que...
J'apparus à mon tour derrière lui, profitant de sa naïveté pour le frapper de tout mon poids. Lorsqu'il se releva, j'avais déjà disparu.
_ J'avais vu juste. Tu n'es pas capable de voir ce qui est dissimulé à l'aide de ta propre magie. Tu as cru que je m'étais caché au même endroit que toi parce que c'est le seul que tu m'avais montré. Mais comme je le pensais, tu as préparé le terrain avant mon arrivée et soumis la plupart des objets qui nous entourent à ton sortilège de dissimulation.
Giskard se redressa et tapota maladroitement contre sa veste pour en faire tomber la poussière qui s'y était accumulée lors de sa chute. Il se mit alors à faire les cent pas tout autour de la zone où nous venions de nous affronter, jetant parfois un coup d’œil en direction d'un rocher, d'une poubelle ou d'un banc.
L'avantage que j'avais pris en utilisant son pouvoir contre lui était éphémère, je savais que je le perdrai si tôt qu'il déciderait de changer les règles. Je restai donc camouflé, à l'abri de l'autre côté de la fontaine au centre du parc.
_ Il y a une question que je veux te poser, annonça-t-il sans savoir par où allait venir la réponse. Ton partenaire et le mien se ressemblent, j'imagine que cela ne t'a pas échappé.
Je ne répondis pas, le moindre bruit lui indiquerait ma position et accélérerait le moment où il reprendrait l'avantage.
_ Leur ressemblance ne s'arrête pas au physique, ils partagent également leurs capacités et même leurs objectifs. Il y a une raison pour laquelle j'ai utilisé Robbie pour arriver à mes fins: c'est son rôle le plus absolu. Pour être plus précis, c'est la raison pour laquelle il a été créé. A l'heure où je parle, il est probablement en train de se battre pour moi, de la même manière que ton propre partenaire tente de défendre ton honneur. Ils n'ont aucune volonté propre, sinon celle de suivre à la lettre tout ce que nous leur ordonnons de faire, de croire tout ce en quoi nous voulons qu'ils croient. De quel genre de coïncidence penses-tu qu'il puisse s'agir ?
_ Je sais parfaitement qui est Herbie.
_ Vraiment ? me demanda-t-il, plein d'ironie.
_ C'est mon partenaire ! Nous traçons notre route ensemble, quoi qu'il arrive. Nous partageons nos joies, nos peines et tout ce qui rythme nos vies. Tu peux toujours essayer de nous battre, mais aucun de tes mots ne sera jamais assez puissant pour briser le lien qui nous unit ! Le pire, dans tout ça, c'est que tu en es parfaitement conscient, parce qu'au fond de toi-même, tu ressens exactement la même chose envers Robbie !
_ Hmm, soupira-t-il...
Hiding Magic, Fukkou
Son regard tourna à trente degrés, venant se fixer droit sur le mien.
_ Nous voilà revenus au point de départ, dis-je calmement en soutenant son regard.
_ C'est notre dernière limite... Je ne retiendrai pas mes coups.
Ensemble, nous nous dirigeâmes l'un sur l'autre. Les coups que nous échangeâmes furent d'une violence extrême, mais aucun de nous ne recula, encaissant tant bien que mal pour mieux repartir à l'assaut.
Les secondes passèrent sans trouver de vainqueur, puis elles se transformèrent en minutes.
Je savais que j'étais en difficulté. Le combat entre mages n'avait jamais été ma spécialité, et c'était encore plus vrai lorsque les mages en question étaient contraints de ne pas utiliser leurs pouvoirs. J'aurais dû me désespérer, me morfondre sur ma propre incapacité. Pourtant, je sentais au plus profond de moi-même une source inépuisable d'envie et de courage, une source bien plus puissante et absolue que le pouvoir démoniaque qui m'animait.
Il fallut ainsi de longues minutes à Giskard pour, finalement, m'envoyer au tapis. Il se mit à rire aux éclats, soulagé de voir que je ne me relevai pas. Quant à moi, j'étais semi-conscient. Le bruit de ma respiration haletante masquait les clameurs de la foule. Je ne me rappelai plus comment ce combat avait commencé ni quels en avaient été les enjeux. En regardant autour de moi, je vis que je m'étais effondré à quelques mètres de la petite boutique que j'avais vu à mon arrivée.
_ C'est terminé ! proclama Giskard d'un cri de joie. Mesdames et messieurs, j'espère que vous avez su apprécier le spectacle !
Giskard salua la foule. Parmi elle, quelques badauds s'approchèrent précautionneusement de moi et m'observèrent sous tous les angles. Étais-je réellement couvert de bleus ou n'était-ce qu'un subterfuge de bon comédien ?
_ Cher ami ! lança brusquement un homme en s'approchant de Giskard.
C'était le chef de la boutique près de laquelle notre combat venait de s'achever, celui qui m'avait effrayé lorsqu'il avait voulu me forcer à consommer dans son snack. Plusieurs passants étaient déjà installés sur les nombreuses tables de la terrasse.
_ J'ignore si vous avez fait exprès d'organiser le clou de ce spectacle devant mon établissement, mais vu l'affluence de clientèle, je vous en suis grandement redevable !
_ Ce n'est rien, répondit Giskard, je...
_ Non, non, non ! insista le chef en prenant Giskard par l'épaule pour le guider jusqu'à une table.
Quelques instants plus tard, il posa délicatement un plat devant lui, attendant impatiemment sa réaction. Giskard profita de l'occasion.
_ Je vous dédie cette omelette, public, vous qui m'avez soutenu tout au long de ce spectacle !
Un sourire triomphant au bout des lèvres, il avala l'omelette d'une traite, sous les acclamations des dizaines de personnes qui étaient encore présentes. Rapidement, ces clameurs laissèrent place à des chuchotements à peine discrets. Je sentis le regard plein de haine de Giskard se poser de nouveau sur moi.
J'étais toujours au sol, incapable de bouger, et pourtant je souriais sans retenue.
_ Qu'est-ce que tu as fait !? Tu as eu ta chance mais tu n'as pas été capable de la saisir, pourquoi t'obstines-tu à ruiner mon heure de gloire ?
Je ne répondis pas, continuant de sourire alors que Giskard avait de plus en plus de mal à tenir debout. Le silence qui accompagnait l'incompréhension de la foule cessa lorsque Giskard émit malgré lui un son continu d'au moins cinq secondes. Heureusement pour lui, l'idée la plus pessimiste d'Herbie ne s'était pas réalisée, mais mon fidèle partenaire avait encore une fois vu juste dans sa seconde hypothèse.
_ Chef, murmurai-je en observant la scène, merci.
Je vis le chef m'adresser un large sourire avant de suivre à son tour le mouvement de la foule qui riait déjà aux éclats.
Giskard s'effondra à quelques mètres de moi, couvert de honte à l'idée que des dizaines de personnes étaient en train de rire ouvertement à ses dépends. Je ne pus m'empêcher de pouffer à mon tour, faisant ressortir par la même occasion quelques blessures que je pensais avoir déjà oublié.
_ Regardez ! Fit soudainement quelqu'un, bientôt suivi par plusieurs de ses compères.
Mes dernières forces étaient accaparées pour me garder conscient, je ne pouvais pas voir ce qui avait brusquement attiré l'attention des gens. Rapidement, je tournai les yeux en direction de Giskard, son visage affichait une expression choquée. Je fus certain de comprendre lorsqu'une voix que je connaissais retentit.
_ Giskard !
Robbie était revenu et hurlait d'une voix tremblotante. J'attendis quelques instants, avec l'espoir que la voix d'Herbie arriverait jusqu'à moi, mais rien ne se produit. Je savais qu'Herbie et Robbie s'étaient affrontés à leur manière pendant que je me battais contre Giskard. Si leur combat s'était achevé comme le nôtre, si Herbie avait connu le même sort que moi... Je me fis rouler de quelques centimètres sur le côté, de sorte à pouvoir distinguer clairement l'endroit où était réapparu Robbie.
La tête posée contre le sol, je vis de côté la petite silhouette de Robbie. Il était couvert de blessures et semblait avoir du mal à respirer. Je fus particulièrement frappé par le regard défiant qu'il lancait à Giskard. Son attitude était radicalement différente de celle qu'il avait eu un peu plus tôt, comme si quelque chose l'avait changé, comme si quelqu'un avait changé sa manière de penser.
Robbie fit quelques pas en avant, révélant un petit bras qui s'appuyait maladroitement sur son épaule.
_ Herbie ! Criai-je à mon tour en le voyant apparaître, les yeux fermés.
_ Aidez-le, demanda Robbie à la foule qui l'entourait.
Personne ne bougea. Je vis certains d'entre eux jeter un regard discret dans ma direction, demandant presque mon approbation, commençant à comprendre la réalité de la situation qu'ils observaient depuis de longues minutes.
_ Oï ! cria Giskard en interpellant tout le monde. Est-ce que vous avez tous décidé de rester plantés devant nous, à nous regarder nous effondrer les uns après les autres sans intervenir ? Aidez-le !
Poussés par le petit discours de Giskard, plusieurs personnes se ruèrent vers nos deux partenaires, l'un apportant de l'eau, l'autre les restes du plat qu'il n'avait pas pu terminer dans le calme.
Un homme s'accoupit devant Herbie, prenant la petite main de mon partenaire dans la sienne.
Je fus pris par un intense soulagement qui me fit abandonner mes dernières forces. Je savais qu'Herbie s'en sortirait, et j'étais sûr d'avoir échappé à ma propre fin. Mes paupières se fermèrent lentement, me laissant le temps d'aperçevoir la marque que l'homme portait à sa main droite... Phantom Lord.